ZIZEK: Fétichisme et subjectivation interpassive

S. Zizek | Fétichisme et subjectivation interpassive
Textes | Figures du marxisme
Écrit par Zizek (Slavoj)
Le cynisme en tant qu’idéologie réfléchie

Dans l’une de ses lettres, Freud se réfère à la blague bien connue du jeune marié qui, à la question d’un ami quant à l’apparence de son épouse, répond : « personnellement elle ne me plaît pas, mais c’est une question de goût ». Le paradoxe de la réponse ne réside pas dans l’égoïsme calculateur qu’une telle attitude révèlerait (« c’est vrai, elle ne me plaît pas, mais je l’ai épousée pour d’autres raisons : sa fortune, le prestige social de ses parents… »). Son trait essentiel est que, par la réponse qu’il donne, le sujet prétend se placer du point de vue de l’universalité, à partir duquel la question de l’apparence apparaît comme une question de disposition personnelle, comme une contingente particularité « pathologique » qui ne doit pas être prise en considération en tant que telle. La blague repose sur la position d’énonciation impossible / intenable qui est celle du jeune marié : vu à partir de cette position, le mariage apparaît comme un acte appartenant au domaine des déterminations symboliques universelles et qui, pour cette raison, ne devrait pas dépendre de dispositions personnelles, comme si la notion même de mariage n’impliquait pas précisément le fait « pathologique » d’être attiré par une personne particulière sans raison rationnelle particulière.

C’est à la même position d’énonciation « impossible » que nous sommes confrontés dans le cas du racisme contemporain « postmoderne ». Nous avons tous en tête cet extrait de West Side Story de Leonard Bernstein, la chanson où les délinquants donnent aux policiers stupéfaits l’explication psycho-sociologique de leur attitude : ils sont victimes de circonstances sociales défavorables et de rapports familiaux difficiles… Lorsqu’ils sont interrogés sur les raisons de leurs actes de violence à l’encontre d’étrangers, les skinheads néonazis allemands ont tendance à donner le même type de réponse. Ils commencent soudainement à parler comme des travailleurs sociaux, des sociologues ou des socio-psychologues, et se réfèrent à une mobilité sociale réduite, à l’insécurité croissante, à la désintégration de l’autorité paternelle, etc.

Cette position d’énonciation impossible caractérise l’attitude cynique contemporaine. A travers elle, l’idéologie peut jouer « cartes sur table », révéler le secret de son fonctionnement, et pourtant continuer à fonctionner comme telle.

La spectralisation du fétiche

Cette réflexivité omniprésente dans nos vies quotidiennes semble nous conduire à l’abandon de la notion de fétichisme. N’est-il pas vrai qu’aujourd’hui le mécanisme essentiel du fétichisme (l’effacement du procès de production dans son résultat) n’est plus opératoire ? Pourtant, le paradoxe central (et, peut-être, la définition la plus concise) de la post-modernité est que le procès de production lui-même, la mise à nu de son mécanisme, fonctionne en tant que fétiche qui occulte la dimension cruciale de la forme, i.e. du mode social de production. Pour avancer d’un pas par rapport à Marx, on est tenté de proposer un schéma de trois figures successives du fétichisme, qui forment une sorte de « négation de la négation » hégélienne. D’abord le fétichisme traditionnel interpersonnel (le charisme du Maître), puis le fétichisme de la marchandise classique (« des rapports entre choses à la place de rapports entre les agents », i.e. le déplacement du fétichisme vers l’objet) et, enfin, à notre âge postmoderne, la dissipation graduelle de la matérialité même du fétiche.

Dans la perspective de la monnaie électronique, la monnaie perd sa dimension matérielle et devient une entité purement virtuelle, accessible au moyen d’une carte bancaire ou même d’un code informatique immatériel. Cette dématérialisation ne fait cependant que renforcer son emprise : la monnaie (le réseau intriqué de transactions financières) se transforme ainsi en un cadre spectral invisible, et de ce fait tout-puissant, qui domine nos vies. Nous pouvons comprendre à présent en quel sens la production elle-même peut servir de fétiche : la transparence postmoderne du procès de production est fausse dans la mesure où elle occulte l’ordre virtuel immatériel qui commande le mouvement d’ensemble… Ce passage vers la monnaie électronique affecte également l’opposition entre capital et argent. Le Capital fonctionne en tant que Chose sublime irreprésentable, présente uniquement à travers ses effets, à l’opposé de la marchandise, objet matériel particulier qui, miraculeusement, « est doté d’une vie », et commence à se mouvoir comme s’il était possédé par un esprit invisible. Dans le premier cas, nous avons un excès de matérialité (les rapports sociaux apparaissent comme la propriété d’un objet matériel pseudo concret), dans le second un excès de spectralité (les rapports sociaux dominés par le spectre invisible du capital). Aujourd’hui, avec l’avènement de la monnaie électronique, les deux dimensions semblent s’effondrer : la monnaie elle-même acquiert les traits d’une Chose invisible spectrale perceptible uniquement à travers ses effets.

Là encore cependant, le paradoxe réside dans le fait qu’avec cette spectralisation du fétiche, avec la désintégration progressive de sa matérialité positive, sa présence n’en devient que plus oppressante et diffuse, comme s’il n’y avait, pour le sujet, aucun moyen d’échapper à son emprise.

Le fétichisme entre structure et humanisme

Si l’on suit la critique classique inspirée par Althusser de la problématique marxiste du fétichisme de la marchandise, cette notion repose sur l’opposition, propre à l’idéologie humaniste, de la « personne humaine » et de la « chose ». L’une des déterminations essentielles du fétichisme selon Marx n’est-elle pas que nous avons affaire à des « rapports entre choses (marchandises) » au lieu de « rapports directs entre les personnes » , i.e. que dans l’univers fétichiste les agents perçoivent (faussement) leurs relations sociales sous la forme de relations entre objets ? La critique althussérienne a entièrement raison de souligner le fait que, derrière cette problématique « idéologique », gît un concept entièrement différent – structural – de fétichisme, qui est déjà à l’œuvre chez Marx. A ce niveau, le fétichisme désigne le court-circuit entre la structure formelle/différentielle (qui est par définition « absente », i.e. jamais donnée en tant que telle dans le champ de notre expérience) et un élément positif de cette structure. Nous sommes victimes de l’illusion fétichiste quand nous percevons en tant que propriété immédiate, « naturelle », de l’objet fétiche ce qui est conféré à cet objet par sa position au sein de la structure. Le fait que la monnaie nous permette d’avoir accès à des objets sur un marché n’est pas une propriété inhérente à l’objet-monnaie, il résulte de la place structurale de la monnaie à l’intérieur de la structure complexe des rapports socio-économiques. Nous ne nous rapportons pas à une personne en tant que « roi » parce que cette personne est « en elle même » un roi, mais parce qu’elle occupe une place au sein d’un ensemble de relations socio-symboliques, etc.

Notre argument consiste cependant à affirmer que ces deux niveaux de la problématique du fétichisme sont nécessairement liés : ils forment les deux faces constitutives du concept même de fétichisme. C’est pourquoi il n’est pas possible de dévaloriser l’une, supposée « idéologique », au bénéfice de l’autre, supposée proprement théorique (ou « scientifique »). Pour clarifier ce point, il faudrait reformuler le premier aspect de manière bien plus radicale. Derrière l’opposition apparente idéologique-humaniste entre « personnes » et « choses », gît un autre concept, bien plus productif, celui du mystère de la substitution et/ou du déplacement : comment est-il ontologiquement possible que les plus intimes des rapports entre les agents se déplacent sur des « rapports entre les choses » (ou que ces derniers s’y substituent) ? Le fait que « les choses pensent pour nous, à notre place » ne constitue-t-il pas l’un des aspects fondamentaux de la problématique marxienne du fétichisme ?

Le point qui mérite vraiment d’être répété est que, chez Marx, la place de l’inversion fétichiste réside non pas dans ce que les agents pensent être en train de faire mais dans leur activité sociale elle même. Un sujet bourgeois typique est, dans son attitude consciente, un nominaliste utilitariste. C’est au sein de son activité sociale, dans les échanges sur le marché, qu’il agit comme si les marchandises n’étaient pas de simples objets mais des objets dotés de pouvoirs spéciaux, pleins de « lubies théologiques ». Autrement dit, les agents sont tout à fait conscients de ce qui se passe, ils savent parfaitement que la marchandise-argent n’est qu’une forme réifiée de l’apparence des rapports sociaux, c’est-à-dire que sous les « rapports entre les choses », il y a des « rapports entre les personnes ». Mais le paradoxe est que, dans leur activité sociale, ils agissent comme si ils ne le savaient pas et subissent l’illusion fétichiste. La croyance fétichiste, l’inversion fétichiste, s’incarne dans ce que Marx appelle les « rapports sociaux entre les choses » : dans le fétichisme de la marchandise, ce sont les choses qui croient à notre place.

L’erreur qu’il faut avant tout éviter ici est l’hypothèse humaniste selon laquelle cette croyance incarnée dans les choses, déplacée sur les choses, n’est que la forme réifiée d’une croyance humaine directe, auquel cas la tâche de la reconstitution phénoménologique de la genèse de la « réification » serait de démontrer comment la croyance humaine originelle a été transposée aux choses… Le paradoxe qu’il faut maintenir, à l’opposé d’une tentative d’élaboration d’une genèse phénoménologique, c’est que le déplacement est originel et constitutif. Il n’y a pas de subjectivité immédiate, vivante et présente à soi à qui pourrait être attribuée la croyance dans les « choses sociales » et qui en serait ensuite dépossédée. Certaines croyances, les plus fondamentales, sont d’emblée « décentrées », ce sont les croyances de l’Autre. Le phénomène du « sujet supposé croire » est donc universel et structurellement nécessaire. Le sujet parlant déplace d’emblée sa croyance sur le grand Autre, en tant qu’il relève de l’ordre du pur semblant, de sorte que le sujet « n’y croit jamais vraiment ». Dès le départ, le sujet se réfère à un autre décentré, à qui il impute cette croyance. Toutes les versions concrètes de ce « sujet supposé croire» (des petits-enfants à l’intention desquels les parents feignent de croire au Père Noël, au « travailleur ordinaire » au nom duquel des intellectuels communistes croient au socialisme) occupent la place du grand Autre. Aussi, à la platitude conservatrice selon laquelle tout homme honnête a un besoin profond de croire en quelque chose, il faudrait répondre que tout honnête homme a un besoin profond de trouver un autre sujet qui croit à sa place…

Supposition de croyance et supposition de savoir

Afin de déterminer convenablement la portée de cette notion de sujet supposé croire, il faudrait l’opposer à une autre notion, mieux connue, celle, lacanienne bien sûr, de sujet supposé savoir. Quand Lacan parle du sujet supposé savoir, on oublie habituellement de noter combien cette notion n’est pas la norme mais l’exception, exception qui n’a de valeur que par opposition au sujet supposé croire en tant que caractéristique habituelle de l’ordre symbolique.

Et, d’une manière un peu différente, au fond homologue, c’est ce à quoi nous avons affaire avec l’analyste en tant que « sujet supposé savoir ». Quand l’analysant s’engage dans un rapport transférentiel avec l’analyste, il a la même certitude absolue que ce dernier connaît son secret (ce qui signifie tout simplement que le patient est a priori « coupable », qu’il y a un sens secret à découvrir dans ses actes). L’analyste n’est donc pas un savant empiriste qui mettrait le patient à l’épreuve de diverses hypothèses, qui chercherait des preuves, etc. Il incarne la certitude absolue (que Lacan compare avec la certitude du cogito ergo sum de Descartes) de la « culpabilité » du patient, c’est à-dire de son désir inconscient.

Les deux notions, celle de sujet supposé croire et celle de sujet supposé savoir, ne sont pas symétriques car la croyance et la connaissance elles-mêmes ne sont pas symétriques. Dans sa dimension la plus radicale, le statut du grand Autre (lacanien) en tant qu’institution symbolique relève de la croyance, pas du savoir. La croyance est symbolique et la connaissance est réelle (le grand Autre implique, et repose sur, une « croyance » fondamentale). La croyance est toujours, fût-ce de manière minimale, « réfléchissante », elle est « croyance dans la croyance d’un autre » (« je continue à croire au communisme » équivaut à « je crois qu’il y a encore des gens qui croient au communisme »), tandis que le savoir n’est précisément pas savoir du fait qu’il y a quelqu’un d’autre qui sait. C’est pour cette raison que je peux croire à travers l’autre, tandis que je ne peux pas savoir à travers l’autre. Du fait du caractère réfléchissant inhérent à la croyance, je crois à travers un autre lorsque celui-ci croit à ma place. Le savoir n’est en ce sens pas réfléchissant, i.e. quand un autre est supposé savoir, je ne sais pas à travers lui.

D’une manière étrange, certaines croyances paraissent toujours fonctionner « à distance ». Pour qu’une croyance fonctionne, il doit y avoir une sorte de garantie ultime, et pourtant cette garantie est toujours déplacée, jamais présente « en personne ». Comment la croyance est-elle alors possible ? Comment rompre ce cercle vicieux de la croyance déplacée ? La réponse se trouve dans le fait que le sujet qui croit directement n’existe pas nécessairement : il suffit, précisément, de présupposer son existence, i.e. d’y croire, soit sous la forme d’une mythique figure fondatrice, soit sous la forme d’un « on » impersonnel (« on croit… »).

La substitution primordiale

Ce rapport de substitution ne se limite pas aux croyances. Il en va de même pour chacune des attitudes et chacun des sentiments les plus intimes du sujet, pleurs et rires compris. Il suffit de rappeler ici la vieille énigme des émotions transposées/déplacées chez les pleureuses, ces femmes que l’on payait dans les pays « primitifs » pour pleurer lors des obsèques, ou bien les rires préenregistrés des séries télévisées, ou encore la possibilité d’incarner un personnage à l’écran dans l’espace cybernétique. Quand je construis une « fausse » image de moi qui se substitue à moi au sein d’une communauté virtuelle à laquelle je participe (dans les jeux sexuels, par exemple, les hommes timides prennent souvent le rôle d’une femme séduisante qui couche avec n’importe qui), les émotions que je ressens et « feins » de ressentir comme faisant partie de mon personnage à l’écran ne sont pas simplement fausses. Même si (ce que j’éprouve comme) mon vrai moi ne les ressent pas, elles n’en sont pas moins vraies, dans un certain sens.

Mais, me direz-vous, ceci n’est valable que pour des sociétés primitives. C’est pourtant le même processus qui est à l’œuvre dans le cas du rire préenregistré à la télévision. Lorsque je regarde une série qui en comporte, même si je ne ris pas et me contente de fixer l’écran, fatigué après une dure journée de travail, cela fonctionne, c’est la télé qui rit pour moi et, après, je me sens soulagé. Avant de s’habituer aux rires préenregistrés, on ressent, d’une manière générale, un petit moment de malaise ; la première réaction à ces rires est celle d’un choc, tant il est difficile d’accepter que la machine soit en train de « rire pour moi », il y a quelque chose d’intrinsèquement obscène dans ce phénomène. Cependant, on s’y habitue et on finit par le trouver « naturel ». C’est ce que vise la notion lacanienne de « décentrement », de sujet décentré : mes sentiments les plus intimes peuvent être radicalement extériorisés, je peux littéralement « rire, pleurer à travers un autre ».

La version primordiale de cette substitution à travers laquelle « quelqu’un d’autre le fait pour moi » ne réside-t-elle pas dans la substitution d’un signifiant au sujet ? C’est dans une telle substitution qu’il faut chercher le geste constitutif de l’ordre symbolique : un signifiant est précisément une chose-objet qui se substitue à moi, qui agit à ma place. Les soi-disant religions primitives dans lesquelles quelqu’un peut assumer à ma place ma souffrance, ma punition (mais aussi mon rire, mon plaisir…), i.e. dans lesquelles on peut souffrir et payer pour un péché à travers l’Autre (jusqu’au moulin à prières qui prie pour notre compte), ne sont pas aussi stupides et « primitives » qu’elles en ont l’air ; elles renferment un énorme potentiel libérateur. En abandonnant mon contenu intime, y compris mes rêves et mes angoisses, à l’Autre, j’ouvre un espace au sein duquel je peux respirer. Quand l’Autre rit pour moi, je suis libre de me reposer. Quand l’Autre se sacrifie pour moi, je suis libre de continuer à vivre avec la conscience du fait que j’ai payé pour ma faute, etc.

L’efficace de cette opération de substitution réside dans le renversement réflexif hégélien : quand l’Autre est sacrifié pour moi, je me sacrifie à travers l’Autre. Quand l’Autre agit pour moi, j’agis moi-même à travers l’Autre. Quand l’Autre prend du plaisir pour moi, je prends moi-même du plaisir à travers l’Autre. Le potentiel libérateur des rituels mécaniques est clairement discernable dans notre expérience moderne : tout intellectuel connaît la vertu rédemptrice de l’exercice militaire, des exigences d’un travail physique « primitif », ou d’un travail réglé de l’extérieur. Il s’agit de la conscience du fait que l’Autre règle le procès auquel je participe, et libère ainsi mon esprit dans la mesure où je ne suis pas impliqué. Le motif foucaldien du lien entre la discipline et la liberté subjective apparaît dès lors sous un jour différent : en me soumettant à une machinerie disciplinaire, je transfère en quelque sorte à l’Autre la responsabilité d’assurer le cours normal des choses, et j’acquiers ainsi l’espace précieux nécessaire à l’exercice de ma liberté…

Celui qui à l’origine « le fait à ma place » est le signifiant lui-même dans son extériorité matérielle, de la prière toute faite du moulin à prières au rire préenregistré de la télévision. Le trait fondamental de l’ordre symbolique en tant que « grand Autre » est qu’il n’est jamais simplement un instrument ou un moyen de communication, dans la mesure où il « décentre » le sujet de l’intérieur, où il accomplit son acte pour lui. L’expérience quotidienne nous confronte en permanence au décalage entre le sujet et le signifiant qui « agit à sa place ». Quant une personne glisse, une autre personne, à côté d’elle, qui observe simplement l’accident, l’accompagne d’un « oups » ou quelque chose dans le ce genre. Le mystère de cet incident quotidien est que quand l’autre le fait pour moi, à ma place, l’efficace symbolique est le même que si je le faisais moi-même directement. C’est là que réside le paradoxe du caractère « performatif » de l’acte de parole. Dans le geste même qui accomplit l’acte, en énonçant les mots, je cesse d’en être l’auteur, c’est le « grand Autre », l’institution symbolique, qui parle à travers moi. Il n’y a, en ce sens, rien de surprenant dans le fait d’observer quelque chose de mécanique dans l’attitude de tous les personnages dont la fonction professionnelle est essentiellement performative (juges, rois…). Ils sont réduits à être l’incarnation vivante d’une institution symbolique, leur seule tâche est de mettre « les points sur les i » mécaniquement, de conférer à un contenu, élaboré par d’autres, le cachet de l’institution. Le dernier Lacan a, en ce sens, pleinement raison de réserver le terme « acte » à quelque chose de beaucoup plus suicidaire et réel que l’acte de parole.

L’interpassivité

A la lumière de ce qui précède, il devient tentant de compléter la notion à la mode d’ « interactivité » par son double/complément, bien plus spectral et inquiétant, d’ « interpassivité »[1]. Il est en effet devenu banal de souligner combien, grâce aux nouveaux médias électroniques, la contemplation passive d’un texte, ou d’une oeuvre d’art, est dépassée. Je ne regarde plus un écran, j’agis sur lui d’une manière toujours plus interactive (depuis le choix des programmes et la participation à des débats au sein d’une communauté virtuelle jusqu’à la détermination directe du dénouement de l’intrigue dans les dits « récits interactifs »).

Ceux qui louent le potentiel démocratique des nouveaux médias se concentrent, en règle générale, sur ces aspects : comment le cyberespace offre la possibilité à une large majorité de rompre avec la position de spectateur passif d’un spectacle créé par d’autres et de participer activement non seulement au spectacle mais, de plus en plus, à l’élaboration des règles mêmes du spectacle… L’interpassivité n’est-elle pas toutefois l’autre face de cette interactivité ? L’envers nécessaire de mon interaction avec l’objet n’est-il pas cette situation où l’objet lui-même me prend ma propre réaction passive de satisfaction (ou d’ennui ou de rire), m’en prive, en sorte que c’est l’objet lui-même qui prend plaisir au spectacle à ma place, me soulageant du devoir « surmoïque » de m’amuser… ? N’est-ce pas d’interpassivité qu’il s’agit dans un grand nombre d’affiches, ou de films, publicitaires qui, d’une certaine façon, jouissent du produit à notre place, à l’instar des boîtes de Coca dont la mention « Ah, quel goût ! » annonce à l’avance la réaction du consommateur idéal.

Un autre phénomène étrange nous amène au cœur de la question : tout aficionado du magnétoscope (moi y compris), enregistrant compulsivement des centaines de films, sait fort bien que l’effet immédiat de posséder un magnétoscope est qu’on voit moins de films que dans le bon vieux temps du simple poste télévisé dépourvu de magnétoscope. On n’a jamais le temps de regarder la télé, donc, au lieu de perdre une précieuse soirée, on enregistre simplement le film et on le garde pour un moment ultérieur, qui, bien entendu, ne vient jamais… Ainsi, même si je ne regarde pas ces films, la simple conscience du fait qu’ils se trouvent sur mes étagères me procure une profonde satisfaction et, parfois, me permet même de me détendre et de plonger dans l’art exquis du farniente, comme si, en un sens, le magnétoscope regardait les films pour moi, à ma place… Le magnétoscope représente ici le « grand Autre », le médium d’enregistrement symbolique.

De nos jours, selon de récentes enquêtes américaines, même la pornographie fonctionne de plus en plus de façon interpassive. Les films classés X ne sont plus, avant tout, des moyens destinés à exciter l’utilisateur dans son activité masturbatoire solitaire. Le simple fait de regarder l’écran où l’action a lieu est suffisant, c’est-à dire qu’il me suffit d’observer comment les autres prennent du plaisir à ma place. Un autre exemple d’interpassivité, pris dans le registre du quotidien, est cette scène embarrassante, bien connue de tous, pendant laquelle une personne raconte une mauvaise blague, qui ne suscite aucun rire dans l’assistance, puis éclate lui-même de rire, répétant « elle était bien bonne », ou quelque chose du même genre, i.e. effectuant lui-même la réaction attendue de l’assistance. La situation est en ce cas similaire mais néanmoins différente de celle du rire préenregistré des séries télévisées. L’agent qui rit à notre place (à travers lequel nous, assistance embarrassée qui s’ennuie fermement, néanmoins rions) n’est pas le public artificiel invisible mais le narrateur de la blague en personne. Il accomplit cela pour s’assurer de l’inscription de son acte dans le « grand Autre », l’ordre symbolique. Son rire compulsif n’est donc pas si différent d’interjections du type « Oups ! », que nous nous sentons obligés de proférer lorsque nous trébuchons ou faisons quelque chose de stupide.

Le sujet supposé jouir

Ne sommes-nous pas là, toutefois, en train de confondre des phénomènes différents sous la rubrique de l’interpassivité ? N’y a-t-il pas une distinction cruciale à faire entre l’Autre qui nous décharge des aspects ennuyeux, mécaniques, de notre activité routinière, et l’Autre qui prend la place et me prive de mon plaisir ?

« Etre soulagé de son plaisir », n’est-ce pas un paradoxe absurde, dans le meilleur des cas un euphémisme pour dire qu’on en est simplement privé ? Le plaisir n’est-il pas, précisément, ce qui ne peut pas opérer à travers l’Autre ? Au niveau de l’observation psychologique élémentaire, il est possible de répondre à cela en rappelant la profonde satisfaction qu’un sujet (un parent par exemple) peut tirer du fait qu’il est conscient que sa fille ou son fils bien-aimé prennent vraiment du plaisir à faire quelque chose. Un parent aimant peut littéralement jouir à travers la jouissance de l’autre…

Il y a cependant quelque chose de bien plus étrange à l’œuvre dans

ce cas. La seule manière de rendre compte de la satisfaction et du potentiel émancipateur qu’il y a à être capable de jouir à travers l’Autre, à être déchargé de sa jouissance et de la transférer à l’Autre, est d’accepter que la jouissance elle-même n’est pas un état spontané immédiat mais qu’elle est sous-tendue par un impératif surmoïque. Comme Lacan l’a sans cesse affirmé, le contenu ultime de l’injonction surmoïque est « jouis ! ». Pour éclaircir le paradoxe, il conviendrait d’élucider tout d’abord l’opposition entre la Loi (publique symbolique) et le surmoi. La Loi publique tolère (elle y incite même !) « entre les lignes » ce que son texte explicite interdit (par exemple l’adultère), tandis que l’injonction surmoïque qui commande la jouissance barre, à travers l’aspect direct même de son ordre, l’accès du sujet à celle-ci bien plus efficacement que toute prohibition. Rappelons-nous la figure du père qui conseille son fils en matière de prouesses sexuelles : si le père tente de l’en détourner, lui interdisant formellement tout rendez-vous galant, etc., il l’incite bien sûr, entre les lignes, à en faire, i.e. à trouver une satisfaction à violer l’interdit paternel. Si, au contraire, le père le pousse, de manière obscène, à « agir comme un homme » et à séduire des femmes, l’effet réel de cette volonté sera probablement inverse (le retrait du fils, la honte du père obscène, peut-être même l’impuissance…). La manière la plus courte de rendre compte du paradoxe du surmoi réside peut-être dans l’injonction « que cela te plaise ou pas, jouis ! ».

Pour une analyse plus fine, il faudrait établir la distinction entre deux types de l’« Autre qui le fait (ou plutôt, le supporte) pour moi, à ma place ». Dans le cas du père Noël (ou du fétichisme de la marchandise), je déplace ma croyance sur l’autre : je pense que je ne crois pas mais je crois à travers l’autre. Le geste critique, ici, consiste en l’affirmation de l’identité : non, c’est bien toi qui crois au père Noël (ou aux lubies théologiques des marchandises…) à travers l’Autre.

Dans le cas du rire préenregistré (ou des pleureuses qui se lamentent à votre place, ou de la roue du prêtre tibétain), la situation est inverse : je pense que j’ai joui du spectacle mais c’est l’autre qui l’a fait pour moi. Le geste critique consiste alors à dire : non, ce n’est pas toi qui as ri, c’est l’Autre (le poste de télévision…). La clé de cette distinction n’est-elle pas que nous avons affaire à l’opposition entre la croyance et la jouissance, entre le symbolique et le réel ? Dans le cas de la croyance (symbolique), je désavoue l’identité (je ne me reconnais pas dans la croyance qui est effectivement la mienne) ; dans le cas de la jouissance, qui est de l’ordre du réel, je méconnais le décentrement dans ce que je perçois (à tort) comme « ma propre » jouissance.

Le résultat auquel nous parvenons est ainsi que, contrairement au propos répandu selon lequel les nouveaux médias nous transforment en consommateurs passifs aveuglément « scotchés » à un écran, il faudrait plutôt affirmer que la dite menace des nouveaux médias réside dans le fait qu’ils nous privent de notre passivité, de notre expérience authentiquement passive, nous préparant ainsi à l’activité frénétique abrutissante et irréfléchie.

Traduit de l’anglais par Stathis Kouvélakis

[1] Je m’inspire ici de l’ouvrage de Robert Pfaller, Die Illusionen der Anderen, Francfort, Suhrkamp, 2002.

 

Comments are closed.