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ZIZEK: Fétichisme et subjectivation interpassive

vendredi, juillet 3rd, 2015
S. Zizek | Fétichisme et subjectivation interpassive
Textes | Figures du marxisme
Écrit par Zizek (Slavoj)
Le cynisme en tant qu’idéologie réfléchie

Dans l’une de ses lettres, Freud se réfère à la blague bien connue du jeune marié qui, à la question d’un ami quant à l’apparence de son épouse, répond : « personnellement elle ne me plaît pas, mais c’est une question de goût ». Le paradoxe de la réponse ne réside pas dans l’égoïsme calculateur qu’une telle attitude révèlerait (« c’est vrai, elle ne me plaît pas, mais je l’ai épousée pour d’autres raisons : sa fortune, le prestige social de ses parents… »). Son trait essentiel est que, par la réponse qu’il donne, le sujet prétend se placer du point de vue de l’universalité, à partir duquel la question de l’apparence apparaît comme une question de disposition personnelle, comme une contingente particularité « pathologique » qui ne doit pas être prise en considération en tant que telle. La blague repose sur la position d’énonciation impossible / intenable qui est celle du jeune marié : vu à partir de cette position, le mariage apparaît comme un acte appartenant au domaine des déterminations symboliques universelles et qui, pour cette raison, ne devrait pas dépendre de dispositions personnelles, comme si la notion même de mariage n’impliquait pas précisément le fait « pathologique » d’être attiré par une personne particulière sans raison rationnelle particulière.

C’est à la même position d’énonciation « impossible » que nous sommes confrontés dans le cas du racisme contemporain « postmoderne ». Nous avons tous en tête cet extrait de West Side Story de Leonard Bernstein, la chanson où les délinquants donnent aux policiers stupéfaits l’explication psycho-sociologique de leur attitude : ils sont victimes de circonstances sociales défavorables et de rapports familiaux difficiles… Lorsqu’ils sont interrogés sur les raisons de leurs actes de violence à l’encontre d’étrangers, les skinheads néonazis allemands ont tendance à donner le même type de réponse. Ils commencent soudainement à parler comme des travailleurs sociaux, des sociologues ou des socio-psychologues, et se réfèrent à une mobilité sociale réduite, à l’insécurité croissante, à la désintégration de l’autorité paternelle, etc.

Cette position d’énonciation impossible caractérise l’attitude cynique contemporaine. A travers elle, l’idéologie peut jouer « cartes sur table », révéler le secret de son fonctionnement, et pourtant continuer à fonctionner comme telle.

La spectralisation du fétiche

Cette réflexivité omniprésente dans nos vies quotidiennes semble nous conduire à l’abandon de la notion de fétichisme. N’est-il pas vrai qu’aujourd’hui le mécanisme essentiel du fétichisme (l’effacement du procès de production dans son résultat) n’est plus opératoire ? Pourtant, le paradoxe central (et, peut-être, la définition la plus concise) de la post-modernité est que le procès de production lui-même, la mise à nu de son mécanisme, fonctionne en tant que fétiche qui occulte la dimension cruciale de la forme, i.e. du mode social de production. Pour avancer d’un pas par rapport à Marx, on est tenté de proposer un schéma de trois figures successives du fétichisme, qui forment une sorte de « négation de la négation » hégélienne. D’abord le fétichisme traditionnel interpersonnel (le charisme du Maître), puis le fétichisme de la marchandise classique (« des rapports entre choses à la place de rapports entre les agents », i.e. le déplacement du fétichisme vers l’objet) et, enfin, à notre âge postmoderne, la dissipation graduelle de la matérialité même du fétiche.

Dans la perspective de la monnaie électronique, la monnaie perd sa dimension matérielle et devient une entité purement virtuelle, accessible au moyen d’une carte bancaire ou même d’un code informatique immatériel. Cette dématérialisation ne fait cependant que renforcer son emprise : la monnaie (le réseau intriqué de transactions financières) se transforme ainsi en un cadre spectral invisible, et de ce fait tout-puissant, qui domine nos vies. Nous pouvons comprendre à présent en quel sens la production elle-même peut servir de fétiche : la transparence postmoderne du procès de production est fausse dans la mesure où elle occulte l’ordre virtuel immatériel qui commande le mouvement d’ensemble… Ce passage vers la monnaie électronique affecte également l’opposition entre capital et argent. Le Capital fonctionne en tant que Chose sublime irreprésentable, présente uniquement à travers ses effets, à l’opposé de la marchandise, objet matériel particulier qui, miraculeusement, « est doté d’une vie », et commence à se mouvoir comme s’il était possédé par un esprit invisible. Dans le premier cas, nous avons un excès de matérialité (les rapports sociaux apparaissent comme la propriété d’un objet matériel pseudo concret), dans le second un excès de spectralité (les rapports sociaux dominés par le spectre invisible du capital). Aujourd’hui, avec l’avènement de la monnaie électronique, les deux dimensions semblent s’effondrer : la monnaie elle-même acquiert les traits d’une Chose invisible spectrale perceptible uniquement à travers ses effets.

Là encore cependant, le paradoxe réside dans le fait qu’avec cette spectralisation du fétiche, avec la désintégration progressive de sa matérialité positive, sa présence n’en devient que plus oppressante et diffuse, comme s’il n’y avait, pour le sujet, aucun moyen d’échapper à son emprise.

Le fétichisme entre structure et humanisme

Si l’on suit la critique classique inspirée par Althusser de la problématique marxiste du fétichisme de la marchandise, cette notion repose sur l’opposition, propre à l’idéologie humaniste, de la « personne humaine » et de la « chose ». L’une des déterminations essentielles du fétichisme selon Marx n’est-elle pas que nous avons affaire à des « rapports entre choses (marchandises) » au lieu de « rapports directs entre les personnes » , i.e. que dans l’univers fétichiste les agents perçoivent (faussement) leurs relations sociales sous la forme de relations entre objets ? La critique althussérienne a entièrement raison de souligner le fait que, derrière cette problématique « idéologique », gît un concept entièrement différent – structural – de fétichisme, qui est déjà à l’œuvre chez Marx. A ce niveau, le fétichisme désigne le court-circuit entre la structure formelle/différentielle (qui est par définition « absente », i.e. jamais donnée en tant que telle dans le champ de notre expérience) et un élément positif de cette structure. Nous sommes victimes de l’illusion fétichiste quand nous percevons en tant que propriété immédiate, « naturelle », de l’objet fétiche ce qui est conféré à cet objet par sa position au sein de la structure. Le fait que la monnaie nous permette d’avoir accès à des objets sur un marché n’est pas une propriété inhérente à l’objet-monnaie, il résulte de la place structurale de la monnaie à l’intérieur de la structure complexe des rapports socio-économiques. Nous ne nous rapportons pas à une personne en tant que « roi » parce que cette personne est « en elle même » un roi, mais parce qu’elle occupe une place au sein d’un ensemble de relations socio-symboliques, etc.

Notre argument consiste cependant à affirmer que ces deux niveaux de la problématique du fétichisme sont nécessairement liés : ils forment les deux faces constitutives du concept même de fétichisme. C’est pourquoi il n’est pas possible de dévaloriser l’une, supposée « idéologique », au bénéfice de l’autre, supposée proprement théorique (ou « scientifique »). Pour clarifier ce point, il faudrait reformuler le premier aspect de manière bien plus radicale. Derrière l’opposition apparente idéologique-humaniste entre « personnes » et « choses », gît un autre concept, bien plus productif, celui du mystère de la substitution et/ou du déplacement : comment est-il ontologiquement possible que les plus intimes des rapports entre les agents se déplacent sur des « rapports entre les choses » (ou que ces derniers s’y substituent) ? Le fait que « les choses pensent pour nous, à notre place » ne constitue-t-il pas l’un des aspects fondamentaux de la problématique marxienne du fétichisme ?

Le point qui mérite vraiment d’être répété est que, chez Marx, la place de l’inversion fétichiste réside non pas dans ce que les agents pensent être en train de faire mais dans leur activité sociale elle même. Un sujet bourgeois typique est, dans son attitude consciente, un nominaliste utilitariste. C’est au sein de son activité sociale, dans les échanges sur le marché, qu’il agit comme si les marchandises n’étaient pas de simples objets mais des objets dotés de pouvoirs spéciaux, pleins de « lubies théologiques ». Autrement dit, les agents sont tout à fait conscients de ce qui se passe, ils savent parfaitement que la marchandise-argent n’est qu’une forme réifiée de l’apparence des rapports sociaux, c’est-à-dire que sous les « rapports entre les choses », il y a des « rapports entre les personnes ». Mais le paradoxe est que, dans leur activité sociale, ils agissent comme si ils ne le savaient pas et subissent l’illusion fétichiste. La croyance fétichiste, l’inversion fétichiste, s’incarne dans ce que Marx appelle les « rapports sociaux entre les choses » : dans le fétichisme de la marchandise, ce sont les choses qui croient à notre place.

L’erreur qu’il faut avant tout éviter ici est l’hypothèse humaniste selon laquelle cette croyance incarnée dans les choses, déplacée sur les choses, n’est que la forme réifiée d’une croyance humaine directe, auquel cas la tâche de la reconstitution phénoménologique de la genèse de la « réification » serait de démontrer comment la croyance humaine originelle a été transposée aux choses… Le paradoxe qu’il faut maintenir, à l’opposé d’une tentative d’élaboration d’une genèse phénoménologique, c’est que le déplacement est originel et constitutif. Il n’y a pas de subjectivité immédiate, vivante et présente à soi à qui pourrait être attribuée la croyance dans les « choses sociales » et qui en serait ensuite dépossédée. Certaines croyances, les plus fondamentales, sont d’emblée « décentrées », ce sont les croyances de l’Autre. Le phénomène du « sujet supposé croire » est donc universel et structurellement nécessaire. Le sujet parlant déplace d’emblée sa croyance sur le grand Autre, en tant qu’il relève de l’ordre du pur semblant, de sorte que le sujet « n’y croit jamais vraiment ». Dès le départ, le sujet se réfère à un autre décentré, à qui il impute cette croyance. Toutes les versions concrètes de ce « sujet supposé croire» (des petits-enfants à l’intention desquels les parents feignent de croire au Père Noël, au « travailleur ordinaire » au nom duquel des intellectuels communistes croient au socialisme) occupent la place du grand Autre. Aussi, à la platitude conservatrice selon laquelle tout homme honnête a un besoin profond de croire en quelque chose, il faudrait répondre que tout honnête homme a un besoin profond de trouver un autre sujet qui croit à sa place…

Supposition de croyance et supposition de savoir

Afin de déterminer convenablement la portée de cette notion de sujet supposé croire, il faudrait l’opposer à une autre notion, mieux connue, celle, lacanienne bien sûr, de sujet supposé savoir. Quand Lacan parle du sujet supposé savoir, on oublie habituellement de noter combien cette notion n’est pas la norme mais l’exception, exception qui n’a de valeur que par opposition au sujet supposé croire en tant que caractéristique habituelle de l’ordre symbolique.

Et, d’une manière un peu différente, au fond homologue, c’est ce à quoi nous avons affaire avec l’analyste en tant que « sujet supposé savoir ». Quand l’analysant s’engage dans un rapport transférentiel avec l’analyste, il a la même certitude absolue que ce dernier connaît son secret (ce qui signifie tout simplement que le patient est a priori « coupable », qu’il y a un sens secret à découvrir dans ses actes). L’analyste n’est donc pas un savant empiriste qui mettrait le patient à l’épreuve de diverses hypothèses, qui chercherait des preuves, etc. Il incarne la certitude absolue (que Lacan compare avec la certitude du cogito ergo sum de Descartes) de la « culpabilité » du patient, c’est à-dire de son désir inconscient.

Les deux notions, celle de sujet supposé croire et celle de sujet supposé savoir, ne sont pas symétriques car la croyance et la connaissance elles-mêmes ne sont pas symétriques. Dans sa dimension la plus radicale, le statut du grand Autre (lacanien) en tant qu’institution symbolique relève de la croyance, pas du savoir. La croyance est symbolique et la connaissance est réelle (le grand Autre implique, et repose sur, une « croyance » fondamentale). La croyance est toujours, fût-ce de manière minimale, « réfléchissante », elle est « croyance dans la croyance d’un autre » (« je continue à croire au communisme » équivaut à « je crois qu’il y a encore des gens qui croient au communisme »), tandis que le savoir n’est précisément pas savoir du fait qu’il y a quelqu’un d’autre qui sait. C’est pour cette raison que je peux croire à travers l’autre, tandis que je ne peux pas savoir à travers l’autre. Du fait du caractère réfléchissant inhérent à la croyance, je crois à travers un autre lorsque celui-ci croit à ma place. Le savoir n’est en ce sens pas réfléchissant, i.e. quand un autre est supposé savoir, je ne sais pas à travers lui.

D’une manière étrange, certaines croyances paraissent toujours fonctionner « à distance ». Pour qu’une croyance fonctionne, il doit y avoir une sorte de garantie ultime, et pourtant cette garantie est toujours déplacée, jamais présente « en personne ». Comment la croyance est-elle alors possible ? Comment rompre ce cercle vicieux de la croyance déplacée ? La réponse se trouve dans le fait que le sujet qui croit directement n’existe pas nécessairement : il suffit, précisément, de présupposer son existence, i.e. d’y croire, soit sous la forme d’une mythique figure fondatrice, soit sous la forme d’un « on » impersonnel (« on croit… »).

La substitution primordiale

Ce rapport de substitution ne se limite pas aux croyances. Il en va de même pour chacune des attitudes et chacun des sentiments les plus intimes du sujet, pleurs et rires compris. Il suffit de rappeler ici la vieille énigme des émotions transposées/déplacées chez les pleureuses, ces femmes que l’on payait dans les pays « primitifs » pour pleurer lors des obsèques, ou bien les rires préenregistrés des séries télévisées, ou encore la possibilité d’incarner un personnage à l’écran dans l’espace cybernétique. Quand je construis une « fausse » image de moi qui se substitue à moi au sein d’une communauté virtuelle à laquelle je participe (dans les jeux sexuels, par exemple, les hommes timides prennent souvent le rôle d’une femme séduisante qui couche avec n’importe qui), les émotions que je ressens et « feins » de ressentir comme faisant partie de mon personnage à l’écran ne sont pas simplement fausses. Même si (ce que j’éprouve comme) mon vrai moi ne les ressent pas, elles n’en sont pas moins vraies, dans un certain sens.

Mais, me direz-vous, ceci n’est valable que pour des sociétés primitives. C’est pourtant le même processus qui est à l’œuvre dans le cas du rire préenregistré à la télévision. Lorsque je regarde une série qui en comporte, même si je ne ris pas et me contente de fixer l’écran, fatigué après une dure journée de travail, cela fonctionne, c’est la télé qui rit pour moi et, après, je me sens soulagé. Avant de s’habituer aux rires préenregistrés, on ressent, d’une manière générale, un petit moment de malaise ; la première réaction à ces rires est celle d’un choc, tant il est difficile d’accepter que la machine soit en train de « rire pour moi », il y a quelque chose d’intrinsèquement obscène dans ce phénomène. Cependant, on s’y habitue et on finit par le trouver « naturel ». C’est ce que vise la notion lacanienne de « décentrement », de sujet décentré : mes sentiments les plus intimes peuvent être radicalement extériorisés, je peux littéralement « rire, pleurer à travers un autre ».

La version primordiale de cette substitution à travers laquelle « quelqu’un d’autre le fait pour moi » ne réside-t-elle pas dans la substitution d’un signifiant au sujet ? C’est dans une telle substitution qu’il faut chercher le geste constitutif de l’ordre symbolique : un signifiant est précisément une chose-objet qui se substitue à moi, qui agit à ma place. Les soi-disant religions primitives dans lesquelles quelqu’un peut assumer à ma place ma souffrance, ma punition (mais aussi mon rire, mon plaisir…), i.e. dans lesquelles on peut souffrir et payer pour un péché à travers l’Autre (jusqu’au moulin à prières qui prie pour notre compte), ne sont pas aussi stupides et « primitives » qu’elles en ont l’air ; elles renferment un énorme potentiel libérateur. En abandonnant mon contenu intime, y compris mes rêves et mes angoisses, à l’Autre, j’ouvre un espace au sein duquel je peux respirer. Quand l’Autre rit pour moi, je suis libre de me reposer. Quand l’Autre se sacrifie pour moi, je suis libre de continuer à vivre avec la conscience du fait que j’ai payé pour ma faute, etc.

L’efficace de cette opération de substitution réside dans le renversement réflexif hégélien : quand l’Autre est sacrifié pour moi, je me sacrifie à travers l’Autre. Quand l’Autre agit pour moi, j’agis moi-même à travers l’Autre. Quand l’Autre prend du plaisir pour moi, je prends moi-même du plaisir à travers l’Autre. Le potentiel libérateur des rituels mécaniques est clairement discernable dans notre expérience moderne : tout intellectuel connaît la vertu rédemptrice de l’exercice militaire, des exigences d’un travail physique « primitif », ou d’un travail réglé de l’extérieur. Il s’agit de la conscience du fait que l’Autre règle le procès auquel je participe, et libère ainsi mon esprit dans la mesure où je ne suis pas impliqué. Le motif foucaldien du lien entre la discipline et la liberté subjective apparaît dès lors sous un jour différent : en me soumettant à une machinerie disciplinaire, je transfère en quelque sorte à l’Autre la responsabilité d’assurer le cours normal des choses, et j’acquiers ainsi l’espace précieux nécessaire à l’exercice de ma liberté…

Celui qui à l’origine « le fait à ma place » est le signifiant lui-même dans son extériorité matérielle, de la prière toute faite du moulin à prières au rire préenregistré de la télévision. Le trait fondamental de l’ordre symbolique en tant que « grand Autre » est qu’il n’est jamais simplement un instrument ou un moyen de communication, dans la mesure où il « décentre » le sujet de l’intérieur, où il accomplit son acte pour lui. L’expérience quotidienne nous confronte en permanence au décalage entre le sujet et le signifiant qui « agit à sa place ». Quant une personne glisse, une autre personne, à côté d’elle, qui observe simplement l’accident, l’accompagne d’un « oups » ou quelque chose dans le ce genre. Le mystère de cet incident quotidien est que quand l’autre le fait pour moi, à ma place, l’efficace symbolique est le même que si je le faisais moi-même directement. C’est là que réside le paradoxe du caractère « performatif » de l’acte de parole. Dans le geste même qui accomplit l’acte, en énonçant les mots, je cesse d’en être l’auteur, c’est le « grand Autre », l’institution symbolique, qui parle à travers moi. Il n’y a, en ce sens, rien de surprenant dans le fait d’observer quelque chose de mécanique dans l’attitude de tous les personnages dont la fonction professionnelle est essentiellement performative (juges, rois…). Ils sont réduits à être l’incarnation vivante d’une institution symbolique, leur seule tâche est de mettre « les points sur les i » mécaniquement, de conférer à un contenu, élaboré par d’autres, le cachet de l’institution. Le dernier Lacan a, en ce sens, pleinement raison de réserver le terme « acte » à quelque chose de beaucoup plus suicidaire et réel que l’acte de parole.

L’interpassivité

A la lumière de ce qui précède, il devient tentant de compléter la notion à la mode d’ « interactivité » par son double/complément, bien plus spectral et inquiétant, d’ « interpassivité »[1]. Il est en effet devenu banal de souligner combien, grâce aux nouveaux médias électroniques, la contemplation passive d’un texte, ou d’une oeuvre d’art, est dépassée. Je ne regarde plus un écran, j’agis sur lui d’une manière toujours plus interactive (depuis le choix des programmes et la participation à des débats au sein d’une communauté virtuelle jusqu’à la détermination directe du dénouement de l’intrigue dans les dits « récits interactifs »).

Ceux qui louent le potentiel démocratique des nouveaux médias se concentrent, en règle générale, sur ces aspects : comment le cyberespace offre la possibilité à une large majorité de rompre avec la position de spectateur passif d’un spectacle créé par d’autres et de participer activement non seulement au spectacle mais, de plus en plus, à l’élaboration des règles mêmes du spectacle… L’interpassivité n’est-elle pas toutefois l’autre face de cette interactivité ? L’envers nécessaire de mon interaction avec l’objet n’est-il pas cette situation où l’objet lui-même me prend ma propre réaction passive de satisfaction (ou d’ennui ou de rire), m’en prive, en sorte que c’est l’objet lui-même qui prend plaisir au spectacle à ma place, me soulageant du devoir « surmoïque » de m’amuser… ? N’est-ce pas d’interpassivité qu’il s’agit dans un grand nombre d’affiches, ou de films, publicitaires qui, d’une certaine façon, jouissent du produit à notre place, à l’instar des boîtes de Coca dont la mention « Ah, quel goût ! » annonce à l’avance la réaction du consommateur idéal.

Un autre phénomène étrange nous amène au cœur de la question : tout aficionado du magnétoscope (moi y compris), enregistrant compulsivement des centaines de films, sait fort bien que l’effet immédiat de posséder un magnétoscope est qu’on voit moins de films que dans le bon vieux temps du simple poste télévisé dépourvu de magnétoscope. On n’a jamais le temps de regarder la télé, donc, au lieu de perdre une précieuse soirée, on enregistre simplement le film et on le garde pour un moment ultérieur, qui, bien entendu, ne vient jamais… Ainsi, même si je ne regarde pas ces films, la simple conscience du fait qu’ils se trouvent sur mes étagères me procure une profonde satisfaction et, parfois, me permet même de me détendre et de plonger dans l’art exquis du farniente, comme si, en un sens, le magnétoscope regardait les films pour moi, à ma place… Le magnétoscope représente ici le « grand Autre », le médium d’enregistrement symbolique.

De nos jours, selon de récentes enquêtes américaines, même la pornographie fonctionne de plus en plus de façon interpassive. Les films classés X ne sont plus, avant tout, des moyens destinés à exciter l’utilisateur dans son activité masturbatoire solitaire. Le simple fait de regarder l’écran où l’action a lieu est suffisant, c’est-à dire qu’il me suffit d’observer comment les autres prennent du plaisir à ma place. Un autre exemple d’interpassivité, pris dans le registre du quotidien, est cette scène embarrassante, bien connue de tous, pendant laquelle une personne raconte une mauvaise blague, qui ne suscite aucun rire dans l’assistance, puis éclate lui-même de rire, répétant « elle était bien bonne », ou quelque chose du même genre, i.e. effectuant lui-même la réaction attendue de l’assistance. La situation est en ce cas similaire mais néanmoins différente de celle du rire préenregistré des séries télévisées. L’agent qui rit à notre place (à travers lequel nous, assistance embarrassée qui s’ennuie fermement, néanmoins rions) n’est pas le public artificiel invisible mais le narrateur de la blague en personne. Il accomplit cela pour s’assurer de l’inscription de son acte dans le « grand Autre », l’ordre symbolique. Son rire compulsif n’est donc pas si différent d’interjections du type « Oups ! », que nous nous sentons obligés de proférer lorsque nous trébuchons ou faisons quelque chose de stupide.

Le sujet supposé jouir

Ne sommes-nous pas là, toutefois, en train de confondre des phénomènes différents sous la rubrique de l’interpassivité ? N’y a-t-il pas une distinction cruciale à faire entre l’Autre qui nous décharge des aspects ennuyeux, mécaniques, de notre activité routinière, et l’Autre qui prend la place et me prive de mon plaisir ?

« Etre soulagé de son plaisir », n’est-ce pas un paradoxe absurde, dans le meilleur des cas un euphémisme pour dire qu’on en est simplement privé ? Le plaisir n’est-il pas, précisément, ce qui ne peut pas opérer à travers l’Autre ? Au niveau de l’observation psychologique élémentaire, il est possible de répondre à cela en rappelant la profonde satisfaction qu’un sujet (un parent par exemple) peut tirer du fait qu’il est conscient que sa fille ou son fils bien-aimé prennent vraiment du plaisir à faire quelque chose. Un parent aimant peut littéralement jouir à travers la jouissance de l’autre…

Il y a cependant quelque chose de bien plus étrange à l’œuvre dans

ce cas. La seule manière de rendre compte de la satisfaction et du potentiel émancipateur qu’il y a à être capable de jouir à travers l’Autre, à être déchargé de sa jouissance et de la transférer à l’Autre, est d’accepter que la jouissance elle-même n’est pas un état spontané immédiat mais qu’elle est sous-tendue par un impératif surmoïque. Comme Lacan l’a sans cesse affirmé, le contenu ultime de l’injonction surmoïque est « jouis ! ». Pour éclaircir le paradoxe, il conviendrait d’élucider tout d’abord l’opposition entre la Loi (publique symbolique) et le surmoi. La Loi publique tolère (elle y incite même !) « entre les lignes » ce que son texte explicite interdit (par exemple l’adultère), tandis que l’injonction surmoïque qui commande la jouissance barre, à travers l’aspect direct même de son ordre, l’accès du sujet à celle-ci bien plus efficacement que toute prohibition. Rappelons-nous la figure du père qui conseille son fils en matière de prouesses sexuelles : si le père tente de l’en détourner, lui interdisant formellement tout rendez-vous galant, etc., il l’incite bien sûr, entre les lignes, à en faire, i.e. à trouver une satisfaction à violer l’interdit paternel. Si, au contraire, le père le pousse, de manière obscène, à « agir comme un homme » et à séduire des femmes, l’effet réel de cette volonté sera probablement inverse (le retrait du fils, la honte du père obscène, peut-être même l’impuissance…). La manière la plus courte de rendre compte du paradoxe du surmoi réside peut-être dans l’injonction « que cela te plaise ou pas, jouis ! ».

Pour une analyse plus fine, il faudrait établir la distinction entre deux types de l’« Autre qui le fait (ou plutôt, le supporte) pour moi, à ma place ». Dans le cas du père Noël (ou du fétichisme de la marchandise), je déplace ma croyance sur l’autre : je pense que je ne crois pas mais je crois à travers l’autre. Le geste critique, ici, consiste en l’affirmation de l’identité : non, c’est bien toi qui crois au père Noël (ou aux lubies théologiques des marchandises…) à travers l’Autre.

Dans le cas du rire préenregistré (ou des pleureuses qui se lamentent à votre place, ou de la roue du prêtre tibétain), la situation est inverse : je pense que j’ai joui du spectacle mais c’est l’autre qui l’a fait pour moi. Le geste critique consiste alors à dire : non, ce n’est pas toi qui as ri, c’est l’Autre (le poste de télévision…). La clé de cette distinction n’est-elle pas que nous avons affaire à l’opposition entre la croyance et la jouissance, entre le symbolique et le réel ? Dans le cas de la croyance (symbolique), je désavoue l’identité (je ne me reconnais pas dans la croyance qui est effectivement la mienne) ; dans le cas de la jouissance, qui est de l’ordre du réel, je méconnais le décentrement dans ce que je perçois (à tort) comme « ma propre » jouissance.

Le résultat auquel nous parvenons est ainsi que, contrairement au propos répandu selon lequel les nouveaux médias nous transforment en consommateurs passifs aveuglément « scotchés » à un écran, il faudrait plutôt affirmer que la dite menace des nouveaux médias réside dans le fait qu’ils nous privent de notre passivité, de notre expérience authentiquement passive, nous préparant ainsi à l’activité frénétique abrutissante et irréfléchie.

Traduit de l’anglais par Stathis Kouvélakis

[1] Je m’inspire ici de l’ouvrage de Robert Pfaller, Die Illusionen der Anderen, Francfort, Suhrkamp, 2002.

 

ŽIŽEK: L’inconscient, c’est la politique

dimanche, mars 22nd, 2015

Retranscription des dix dernières minutes d’une conférence donnée par Slavoj Žižek à Birbeck le 23 mars 2011.

audio in english: « http://backdoorbroadcasting.net/archive/audio/2011_03_23/2011_03_23_SlajovZizek_Masterclass_day1_talk.mp3 »

[Je fais confiance aux traducteur/traductrice tout en leur remerciant le travail.]

L’inconscient, c’est la politique

Le problème avec la psychanalyse est le même que celui avec Hegel. Avec Hegel nous avons trois lectures, celle des conservateurs, celle de gauche, pas seulement Marx mais aussi Bakounine, et depuis 50 ans l’apparition d’une scabreuse lecture « libérale-hégélienne ». Pour identifier ceux-là, cherchez le mot « reconnaissance », c’est le mot clé des « hégéliens libéraux ». C’est une vision sans prétention ontologique basée uniquement sur la reconnaissance mutuelle, etc.

Chez Freud nous avons la même chose, nous avons les conservateurs freudiens-lacaniens (par exemple Pierre Legendre) qui affirment que le message de Lacan est: aujourd’hui la société permissive, narcissiste est dangereuse, elle conduit à des psychoses et des dépressions, il faut réhabiliter l’autorité de la loi symbolique.

Ensuite nous avons des lacaniens de gauche, et tout comme avec Hegel, nous voyons émerger les « lacaniens-libéraux ».

Je crois que la faute en revient à Lacan lui-même qui, dans ses dernières années, oscille entre deux modes éthico-politiques. Chacun est pire que l’autre si vous voulez mon avis.

Le premier c’est la transgression éthique développée dans le séminaire VII (L’éthique) sa lecture d’Antigone.

C’est idée de l’acte éthique vu comme une violente transgression qui en tant que tel reste exceptionnel.

Ensuite, ce qui semble être l’opposé, mais en vérité revient au même, basé sur le fait que les moments authentiques sont rares et qu’il faut retourner et se satisfaire du « semblant », vous savez cette fausse idée nietzschéenne que la vérité est trop forte pour nous, dans notre vie quotidienne nous devons vivre avec les semblants et la seule chose que nous apporte l’analyse c’est la conscience que ces semblants sont en fin de compte de pures illusions.

Pour le dire simplement, et je crois que nous avons tout intérêt à essayer de voir les choses simplement, nous avons la une forme d’hédonisme cynique. L’idée c’est qu’après avoir fait l’horrible expérience du réel dans ce moment aveuglant, vous devez retourner à la vie ordinaire mais vous savez que ce n’est qu’un jeu social que jouez et qu’il ne faut pas le prendre trop sérieusement.

Mais ce qui est si intéressant c’est que le dernier Lacan va encore plus loin dans ce chemin libéral et renonce à son idée de transgression violente et dans les dix derniers années de son enseignement, son idée de la fin de la cure n’est plus celle de la traversée du fantasme, mais celle de l’identification au symptôme. ici c’est très clair, je peux vous lire des citations dans le texte où il ne cesse de le dire, par exemple celle-ci : « on ne doit pas pousser une analyse trop loin, quand le patient pense qu’il est heureux de partir, cela suffit. » vous saisissez cette idée : ne menez pas la chose a terme, trouvez un compromis qui sera un peu moins douloureux, et selon les propres termes de Lacan : rendez lui la vie un peu plus facile.

Donc Lacan oscille entre ces deux versions, la première : osez vous confronter à la vérité, risquez tout, ignorez les conséquences, ne vous souciez pas de guérir, la guérison viendra d’elle-même. Au fond c’est une idée, à mon avis très naïve, je dirai pré-hégélienne, par rapport a la Phénoménologie de l’esprit, et c’est curieux de trouver ça chez Lacan, parce qu’il y a encore la trace du Grand Autre : « prends soin de toi et dieu te protégera ».

Dans le dernier Lacan, pour le dire simplement, cela devient : « non laissez tomber la vérité, soyez modeste, supportez la souffrance et réaménagez un peu vos symptômes, c’est tout ce que vous pouvez faire ».

Ce que fait Miller depuis quelques années c’est de développer ce discours d’une manière brutale.

D’abord il prétend que le message de Lacan est de rejeter la vérité symbolique pour se tourner vers la jouissance comme seul réel. La position de Miller est : « soyez conscient que toute parole n’est que semblant la seule chose qui compte c’est la jouissance ». C’est une vision hédoniste libérale qui se résume à « la seule chose que vous pouvez faire c’est trouver votre mode de jouissance » ici, il s’oppose à la science et à la psychiatrie et affirme que la science ne vous offre pas cette liberté, elle veut au contraire vous prescrire votre façon d’être libre, ou de jouir. C’est une position cynique qui enjoint : « ne comptez sur personne d’autre que vous-même pour formuler l’idiosyncrasie de votre jouissance ».

Je vous lis une citation de très mauvais goût, oui de Miller : « la psychanalyse révèle les idéaux sociaux dans leur nature de semblant par rapport au réel qui est le réel de la jouissance ». C’est la position cynique qui consiste à dire que la jouissance est la seule chose qui soit vraie.

Ainsi le psychanalyste occupe la place de l’ironiste, prenant soin de ne pas intervenir dans le champ politique, il fait en sorte que les semblants restent à leur place, s’assurant que le sujet, par ses soins, ne les prend pas pour du réel. C’est une lecture des non dupes errent qui se résume a dire que si le sujet veut se soustraire à ses semblants, les choses vont mal tourner pour lui.

« Ceux qui ne s’aperçoivent pas que la science s’appuie sur des semblants et qu’elle se fonde sur le discours arbitraire du maître, ceux-là sont des « bad boys ». C’est Miller qui dit ça. Encore une citation: « dans le domaine politique le psychanalyste ne peut pas proposer de projets il ne peut que se moquer des projets des autres…./…il faut maintenir l’illusion du pouvoir pour que chacun puisse continuer à jouir, il ne faut pas s’attacher à l’inconsistance du pouvoir mais la considérer comme nécessaire » Nous avons le même cynisme que Voltaire qui assure que Dieu est une invention qu’il est nécessaire de maintenir pour assurer la paix sociale. Il n’y aurait donc pas de société sans répression, sans identification et au-dessus de tout, sans routine. C’est du pur hédonisme conservateur.

Encore une citation de Miller : « il y a des questions qu’il ne faut pas poser… (mon dieu un psychanalyste qui dit une chose pareille !)… si vous tournez la tortue sociale sur le dos vous ne pourrez pas la remettre à l’ endroit ». Une assertion typiquement conservatrice, c’est malheureusement la position de Miller aujourd’hui!

Contre cette idée cynique hédoniste d’un sujet qui ne veut pas bousculer les semblants par peur du chaos, j’affirme — et je suis choqué que Miller n’est pas compris cela — vous voyez à quel point Lacan avait raison lorsqu’il affirme « l’inconscient c’est le politique ». Même lorsque nous débattons de l’inconscient nous faisons passer un jugement politique , je ne suis pas totalement opposé à cette idée de « construire sa propre idiosyncrasie de la jouissance » mais j’affirme que Miller a totalement tort de relier cette injonction à l’ordre politico-libéral parce que justement le capitalisme ne permet pas cette diversité de « mode de jouir » et au contraire tend à nous standardiser toujours d’avantage.

C’est pourquoi j’affirme que Miller a totalement tort, vous savez lorsqu’il a mis en branle ce grand mouvement contre la standardisation et la subordination de la psychanalyse au contrôle d’état. Il m’a demandé plusieurs fois de faire des interventions pour supporter son mouvement. Désolé mais le problème c’est qu’il inscrit directement ce mouvement dans une position de droite néolibérale. Derrière cette idée de l’état totalitaire qui veut décider qui est malade ou non, comment il faut être heureux etc. ce qu’il ne voit pas c’est la contradiction inhérente a son idéologie libérale. En même temps qu’il s’oppose à la standardisation il prône une idiosyncrasie de la jouissance qui ne doit pas déranger l’ordre social, c’est-à-dire, tout compte fait, une idiosyncrasie prescrite et standardisée. Derrière la multitude apparente des idiosyncrasies, se cache une horrible uniformité.

Mon dernier point, crucial théoriquement: la notion de jouissance et de réel qu’a Miller est totalement fausse en termes lacaniens. Entre le réel et le semblant, Lacan a toujours affirmé que le cynisme est une fausse position, parce que le réel n’est pas juste derrière, caché par le semblant, c’est le réel du semblant. Si vous détruisez le semblant vous perdez aussi le réel. Ça me rappelle cette blague d’Alphonse Allais: « regardez cette fille, quelle honte ! Sous ses habits elle est totalement nue ! » C’est ça le réel !

En d’autres termes, Lacan n’est pas cynique, parce que le cynisme consiste à croire que les apparences ne sont que des apparences alors que l’objet de la psychanalyse c’est d’être conscient que le réel c’est le réel des apparences, le réel n’est pas caché par les apparences, il est inclus dans ces apparences.
La lecture cynique de Miller des « non dupes errent » c’est: « je sais que tout n’est qu’illusion et j’accepte cyniquement le spectacle social » Mais ce n’est pas ce que voulait dire Lacan, au contraire, pour Lacan les « non dupes errent » ça s’adresse aux cyniques qui ne voient pas que le réel est inclus dans les apparences.

Politiquement parlant, si vous adoptez cette position vous devez rejeter la position individualiste hédoniste et comprendre que le champ social ne s’oppose pas au réel du sujet, mais que le réel du sujet s’inscrit lui-même dans le champs social. Miller est tombé dans ce que je considère le plus horrible des scepticismes postmoderne qui est une attitude ontologiquement contre-révolutionnaire qui se résume ainsi : « bien que le monde soit injuste et pas parfait, tout projet de changement n’est qu’une pure abstraction métaphysique qui ne changera rien » La beauté de cette position, bien entendu, c’est que bien qu’elle soit réactionnaire, elle apparaît encore plus radicale que la critique radicale. La vraie réponse Lacanienne ici, je crois, c’est que si vous posez le réel à l’intérieur du symbolique, en tant que son vide et son inconsistance, je pense que c’est là le plus grand achèvement de Lacan, le réel n’est pas un au-delà inaccessible, le réel c’est ce qui dans le symbolique ne se symbolise pas. Si vous le mettez dans ce sens-là, il ne s’agit pas de construire une société utopique idéale mais au moins vous pouvez radicalement changer l’ordre des apparences, vous pouvez radicalement restructurer l’ordre des apparences.

Bien sur les apparences sont des semblants, mais ici encore Lacan est un génie si vous le lisez de près, pour lui le réel est aussi un semblant de réel. Je suis désolé mais vous pouvez démystifier le pouvoir, vous pouvez radicalement améliorer la démocratie, et le « secret de Miller » dans une véritable démocratie peut être partagé par tous, c’est-à-dire une démystification du pouvoir qui n’aurait rien d’un privilège, réduit juste à une fonction comme une autre. La démocratie est un bel exemple de comment le réel pourrait s’intégrer dans l’ordre symbolique !

Voila le choix de la psychanalyse aujourd’hui : soit elle se laisse prendre dans ce capitalisme cynique hédoniste dans le genre « je suis contre la peine de mort, mais pour l’instant il est préférable de la conserver » — oui il y a des analystes qui pensent des choses pareilles ! — ou bien vous savez, vous pouvez avoir un moment d’héroïsme, d’accord c’est du semblant, mais c’est du semblant avec du réel dedans… Lacan l’a dit, tous les semblants ne se valent pas, ils ne sont pas tous identiques en tant que semblants… Désolé d’avoir été un peu long mais c’est ma nature!

Retranscription des dix dernières minutes d’une conférence donnée par Slavoj Žižek à Birbeck le 23 mars 2011, et qui s’écoute ici =) « http://backdoorbroadcasting.net/archive/audio/2011_03_23/2011_03_23_SlajovZizek_Masterclass_day1_talk.mp3 »

source: http://cdsonline.blog.lemonde.fr/2011/08/31/linconscient-cest-la-politique/

L’inconscient c’est la politique (une suite…)

Le texte ci-dessous fait suite à la conférence donnée par Slavoj Žižek à Birbek le 23 mars 2011, disponible ci-dessous =)

En préambule, je voudrais préciser que critiquer la position actuelle de Jacques-Alain Miller ne correspond pas à une attaque ad hominem.
Ma lecture n’a rien à faire avec le registre sentimental, et mes réflexions ne s’inscrivent pas dans une quelconque querelle de factions ou d’écoles.

Jacques-Alain Miller m’a permis de comprendre beaucoup de choses chez Lacan, il a largement contribué à éclairer des concepts qui étaient longtemps restés obscurs pour moi. En tant que foncièrement « légitimiste » a priori, j’ai même fait partie des soutiens de Jacques-Alain Miller, jusqu’au moment où, choisissant d’exporter massivement les concepts de la psychanalyse dans les eaux troubles des médias, il l’a faite dériver (aux deux sens du terme) de son combat, du combat de la psychanalyse telle qu’en parlent Freud et Lacan.
Nous y reviendrons…

Certains psychanalystes, se réclamant de la « clinique », se montrent plus souvent qu’à leur tour suspicieux vis à vis des spéculations théorico-politiques de la psychanalyse, ils avancent volontiers l’idée que la psychanalyse serait d’abord et en premier lieu une clinique, et que le reste de la théorie ne serait qu’une sorte développement « intellectuel » éloignée de l’essentiel de la cure, de sa « praxis » au quotidien…

Malgré le petit effet de vérité qu’il y a là-dedans, je crois que c’est une erreur de perspective. En psychanalyse, il n’y a pas d’abord la clinique et ensuite la théorie, même s’il est indéniable que la théorie naît de la clinique et qu’elle se met au service de la clinique pour en éclairer la pratique, les deux dimensions sont en vérité inextricables, elles sont prises dans une tension dialectique, tout simplement parce que la cure psychanalytique ne peut pas être dissociée des conditions sociales dans laquelle elle s’exerce. Le sujet de la psychanalyse étant un sujet historique.

Et aussi parce qu’en psychanalyse, la théorie est toujours simultanément la théorie de l’échec de la psychanalyse, des conditions de possibilité et d’impossibilité sociales de la psychanalyse, le Malaise dans dans la civilisation décrit par Freud n’est pas une « extension intellectuelle » plus ou moins superflue des applications pratiques, concrètes et cliniques de la psychanalyse, mais c’est de l’identité-même de la psychanalyse qu’il s’agit, son Grund, là où se saisit sa véritable essence, la psychanalyse ce n’est pas seulement le divan, la psychanalyse c’est d’abord et avant tout une pensée.

Qui plus est la pensée la plus critique, la plus révolutionnaire, la plus subversive qui soit…

Slavoj Žižek fait donc subir à Jacques-Alain Miller une lecture critique radicale, ce qui l’amène à conclure que le gendre de Lacan — son héritier testamentaire légal ! — occupe de fait — et contre toute attente (« je suis choqué que Miller n’ait pas compris cela« …) — une position de « cynique hédoniste », pratiquant même un « pur hédonisme conservateur » ayant choisi pour horizon « l’ordre politico-libéral »…

Žižek va même jusqu’à déclarer « Miller est tombé dans ce que je considère le plus horrible des scepticismes postmoderne qui est une attitude ontologiquement contre-révolutionnaire qui se résume ainsi : « bien que le monde soit injuste et pas parfait, tout projet de changement n’est qu’une pure abstraction métaphysique qui ne changera rien » puis, déployant la logique psychanalytique jusqu’à ses ultimes conséquences, Žižek porte l’estocade : « Mon dernier point, crucial théoriquement: la notion de jouissance et de réel qu’a Miller est totalement fausse en termes lacaniens. Entre le réel et le semblant, Lacan a toujours affirmé que le cynisme est une fausse position, parce que le réel n’est pas juste derrière, caché par le semblant, c’est le réel du semblant. Si vous détruisez le semblant vous perdez aussi le réel. Ça me rappelle cette blague d’Alphonse Allais: « regardez cette fille, quelle honte ! Sous ses habits elle est totalement nue ! » C’est ça le réel !
En d’autres termes, Lacan n’est pas cynique, parce que le cynisme consiste à croire que les apparences ne sont que des apparences alors que l’objet de la psychanalyse c’est d’être conscient que le réel c’est le réel des apparences, le réel n’est pas caché par les apparences, il est inclus dans ces apparences. »

En quoi la position « cynique », « l’hédonisme conservateur », ou le fait de prendre pour horizon l’ordre « politico-libéral » de nos sociétés du capitalisme tardif est-il foncièrement antagoniste à la théorie psychanalytique telle qu’elle a été initiée par Freud et portée jusqu’à son acmé logique par l’enseignement de Lacan?

Comme l’a développé Žižek par ailleurs, c’est que le « retour à Freud » de Lacan avait été précédé d’un premier « retour à Freud », opéré par la TCS (Théorie Critique de la Société) de l’École de Francfort, où fut critiquée de manière extrêmement bien argumentée (notamment par Adorno) l’amnésie qui dès les années trente était déjà en train de recouvrir le noyau subversif de la pensée freudienne…

Les théoriciens de l’École de Francfort ont voulu réaffirmer (entre autres) ce qu’avait découvert Freud lui-même, à savoir que les conditions sociales de la psychanalyse — c’est à dire le genre de société dans laquelle le sujet est appelé à vivre ! — sont indissociables de la cure elle-même, mais pas selon n’importe quel protocole !

Dans une société du capitalisme avancé comme la nôtre par exemple, l’idéologie — sous-jacente, déniée, et néanmoins omniprésente ! — du « libéralisme », qui s’exprime dans l’injonction surmoïque « JOUIS! », se branche directement sur le « ça » du sujet, « court-circuitant » ainsi le moi, qui ne peut plus faire son office de médiation…
(Le « narcissisme » des contemporains du capitalisme globalisé peut donc être perçu comme une défense, l’envers de leur aliénation — insconsciente — au « système » capitaliste…)

Avec un peu d’humour on pourrait dire que du temps de Freud, le Surmoi faisait plutôt équipe avec le Moi pour réprimer les pulsions du Ça, tandis qu’aujourd’hui, dans nos sociétés « libérales-hédonistes » le Surmoi sollicite directement la complicité du Ça pour priver le Moi de toute médiation critique…
D’où le narcissisme de masse des contemporains du capitalisme tardif qui s’imaginent toujours que « l’autre » va leur piquer leur jouissance, alors que le problème avec cette jouissance, c’est plutôt de ne pas pouvoir s’en défaire!

Essayons de décrire en quoi l’imposture cynique qui en découle est une impasse…

Profite ! Éclate-toi ! Qu’est-ce que tu attends, imbécile?
JOUIS !
Ça veut dire que JOUIR est une obligation.
Si tu ne jouis pas c’est MAL, tu n’es pas normal !
L’injonction est paradoxale dans la mesure où elle est inhibante. Elle te met dans une position de culpabilité, sans que tu ne puisse vraiment savoir au juste de quoi tu es coupable, comme dans les romans de Franz Kafka…

Sois aussi rusé que les autres, adapte-toi, tire ton épingle du jeu, c’est « chacun sa mère » comme on disait à Marseille dans les années 80… La véritable solidarité, l’engagement politique authentique et passionné, c’est bon pour les gogos, tu n’as qu’à donner le change avec tes déclarations, et puis de l’autre côté faire ce qui te plaît, être anti-Sarko voilà une solution « qu’elle est bonne » (Coluche represent 🙂 ça ne t’engage pas beaucoup, tout le monde — ou presque! — se déclare anti-Sarkozy…

Pratiquer (sous l’injonction d’un Surmoi dénié) de « petits arrangements avec la vérité », pour finalement mettre la vérité elle-même au service du mensonge, voilà une caractéristique de la (im)posture cynique… (à ne pas confondre avec le kynisme de Diogène, dont elle n’est qu’une dérive perverse — Peter Sloterdijk a écrit un très bon livre là-dessus, en 1983: Critique de la raison cynique.)

Lacan n’est jamais cynique, réaffirmant toujours que le cynisme est une fausse position…
Il y a dans la très belle lecture que fait Žižek de Lacan une clé pour comprendre son fameux : « Plus on est de saints, plus on rit, c’est mon principe, voire la sortie du discours capitaliste, – ce qui ne constituera pas un progrès, si c’est seulement pour certains. »

En retournant nous-mêmes à ce premier « retour à Freud », on constate qu’Adorno y apporta une contribution décisive, s’élevant déjà par un tour dialectique magistral contre le révisionnisme analytique des lectures laxistes de Freud qui favorisent l’amnésie où se perd progressivement la dimension radicale de la découverte freudienne, son noyau subversif « insupportable ».

La première grande scission au sein de la TCS (Théorie Critique de la Société) fut d’ailleurs marquée par l’exclusion d’Erich Fromm, soumis à la critique radicale d’Adorno et de Marcuse notamment. Le courant révisionniste néo-freudien (dont Fromm était un représentant « en vue ») tentait de socialiser Freud de manière excessive en domestiquant l’inconscient par l’atténuation artificielle des tensions fondamentales et irréductibles entre le Moi — structuré en accord avec les valeurs sociales — et les impulsions inconscientes qui s’y opposent.

Or cette « mise en tension » est précisément ce qui confère à la théorie freudienne son potentiel critique inaliénable.

Gardons en mémoire que la psychanalyse est née dans l’Europe du XIXe siècle, dans une société bourgeoise et réifiée, où les rapports immédiats entre les hommes étaient plus que rares, chaque homme se réduisant essentiellement à être un atome social, n’y incarnant que la « fonction » d’un groupe, et les « processus psychologiques » n’étaient absolument pas déterminants dans le processus social.

Or en s’en tenant au strict domaine de la psychologie individuelle, sans y importer de facteurs sociologiques extérieurs, Freud est arrivé au point où la psychologie se voit mise en faillite, où elle trouve son point limite, comme on peut le lire dans son livre La psychologie des foules (qui doit une fière chandelle à Gustave Lebon)…

Mais ne digressons pas trop. Ce que découvre Freud, donc, c’est que les hommes et les femmes qui arrivent dans son cabinet sont littéralement « malades de leur époque« , il décèle à les écouter que leur Moi, qui se constitue comme un moment de médiation entre le jeu des forces psychiques et la réalité extérieure, impose des restrictions à leurs pulsions, et que la réalité sociale, réifiée et aliénée, inflige à ses patients des renoncements qu’ils ne peuvent pas accepter rationnellement et consciemment…

Adorno soulève à ce propos une première contradiction inhérente à la théorie freudienne: comment « le Moi (qui) doit être en tant que conscience le contraire du refoulement, (peut-il être à la fois)— autant qu’il est lui-même inconscient — l’instance du refoulement »?

Pour le dire vite, la psychanalyse se sort de cette impasse dans sa pratique thérapeutique paradoxale où les mécanismes de défense sont tour à tour brisés et renforcés: dans les névroses, où le Surmoi est trop fort et le Moi fort, il s’agit de vaincre la résistance, et dans les psychoses ou le Surmoi est trop faible, il s’agit de le renforcer… « La fin de l’analyse — le caractère contradictoire de cette fin — reproduit l’antagonisme social, l’opposition entre les demandes de l’individu et celles de la société. » (Slavoj Žižek)

C’est là qu’il ne faut pas manquer le geste décisif des penseurs de l’École de Francfort, la TCS ne vise en aucun cas à tenter de résoudre de manière artificielle cette contradiction, que ce soit dans le sens du « libéralisme » qui affranchirait les potentiels pulsionnels, ni de la résignation à la nécessité du refoulement au nom des valeurs « supérieures » de la culture, et encore moins par le biais d’un compromis qui donnerait la « juste mesure » du refoulement…

Cette contradiction théorique est la marque indélébile de l’antagonisme social effectif.

Là est le noyau critique décisif de la pensée freudienne, ce dont Lacan a déployé la logique avec le brio, la brillance, le génie et l’implacabilité qu’on sait…

Avant Lacan donc, la TCS par l’intermédiaire notamment de Russell Jacoby « tient Freud pour un penseur non-idéologique et pour un théoricien des contradictions que ses successeurs essaient d’esquiver et qu’ils essaient de masquer. En ce sens, Freud était un penseur bourgeois « classique » tandis que les révisionnistes sont des idéologues « classiques ». « La grandeur de Freud » écrit Adorno « consiste comme chez tous les penseurs bourgeois radicaux, à laisser de telles contradictions non-résolues et à refuser la prétention à l’harmonie systématique là où la chose est en elle-même déchirée. Il découvre le caractère antagoniste de la réalité sociale. »

La TCS n’est donc pas à ranger, sans y faire trop attention, sous l’étiquette commode « freudo-marxiste« , car dès le début Adorno dénonce toute tentative théorique de trouver à priori un langage commun au matérialisme historique et à la théorie analytique (comme s’il existait une passerelle toute faite et de facto praticable entre les rapports sociaux objectifs et la souffrance de l’individu!) Au contraire, Adorno défend l’idée que l’impossibilité de cette synthèse théorique est l’indice incontournable de « la querelle réelle entre le particulier et l’universel« 

Lacan lui se réclame de l’héritage freudien ET marxien, ce que j’avais essayé de le résumer un peu là =)

Pour conclure et se faire une idée par soi-même, il suffit de se brancher un peu sérieusement sur La troisième pour entendre ce que Lacan a en tête lorsqu’il dit « L’inconscient, c’est la politique« .
Une bonne douzaine de lectures et une écoute attentive permettent de saisir de manière décisive en quoi:
1/ le sujet de la psychanalyse, qui est le sujet du cogito, est aussi un sujet historique
2/ la clinique psychanalytique, les conditions de la réussite ou de l’échec de la cure sont effectivement indissociables du contexte social dans lequel elle a lieu, et Lacan lui-même apparaît tout autant « freudien » que « marxien » dans l’extrême rigueur qui est la sienne
3/ le fait que Lacan, par son attitude même, condamne le cynisme implique que le destin de la psychanalyse n’est certainement pas de devenir un fond de commerce parmi d’autres fonds de commerce de l’économie capitaliste
4/ et si la question à se poser aujourd’hui pour quiconque « s’autoriserait de lui-même et de quelques autres » n’était pas: « que dit Jacques-Alain Miller de Lacan »? mais bien plutôt: que dirait Lacan de ce que dit Jacques-Alain Miller de lui aujourd’hui? De la manière dont Jacques-Alain Miller le (re)présente, utilise son nom, son image? Cette manière de faire — notamment en diluant les concepts psychanalytiques dans les eaux marécageuses des médias — va t-elle VRAIMENT dans le sens (exprimé par exemple dans La troisième) de la pensée et de la pratique psychanalytiques telles que déployées par Jacques Lacan?