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ŽIŽEK: L’inconscient, c’est la politique

dimanche, mars 22nd, 2015

Retranscription des dix dernières minutes d’une conférence donnée par Slavoj Žižek à Birbeck le 23 mars 2011.

audio in english: « http://backdoorbroadcasting.net/archive/audio/2011_03_23/2011_03_23_SlajovZizek_Masterclass_day1_talk.mp3 »

[Je fais confiance aux traducteur/traductrice tout en leur remerciant le travail.]

L’inconscient, c’est la politique

Le problème avec la psychanalyse est le même que celui avec Hegel. Avec Hegel nous avons trois lectures, celle des conservateurs, celle de gauche, pas seulement Marx mais aussi Bakounine, et depuis 50 ans l’apparition d’une scabreuse lecture « libérale-hégélienne ». Pour identifier ceux-là, cherchez le mot « reconnaissance », c’est le mot clé des « hégéliens libéraux ». C’est une vision sans prétention ontologique basée uniquement sur la reconnaissance mutuelle, etc.

Chez Freud nous avons la même chose, nous avons les conservateurs freudiens-lacaniens (par exemple Pierre Legendre) qui affirment que le message de Lacan est: aujourd’hui la société permissive, narcissiste est dangereuse, elle conduit à des psychoses et des dépressions, il faut réhabiliter l’autorité de la loi symbolique.

Ensuite nous avons des lacaniens de gauche, et tout comme avec Hegel, nous voyons émerger les « lacaniens-libéraux ».

Je crois que la faute en revient à Lacan lui-même qui, dans ses dernières années, oscille entre deux modes éthico-politiques. Chacun est pire que l’autre si vous voulez mon avis.

Le premier c’est la transgression éthique développée dans le séminaire VII (L’éthique) sa lecture d’Antigone.

C’est idée de l’acte éthique vu comme une violente transgression qui en tant que tel reste exceptionnel.

Ensuite, ce qui semble être l’opposé, mais en vérité revient au même, basé sur le fait que les moments authentiques sont rares et qu’il faut retourner et se satisfaire du « semblant », vous savez cette fausse idée nietzschéenne que la vérité est trop forte pour nous, dans notre vie quotidienne nous devons vivre avec les semblants et la seule chose que nous apporte l’analyse c’est la conscience que ces semblants sont en fin de compte de pures illusions.

Pour le dire simplement, et je crois que nous avons tout intérêt à essayer de voir les choses simplement, nous avons la une forme d’hédonisme cynique. L’idée c’est qu’après avoir fait l’horrible expérience du réel dans ce moment aveuglant, vous devez retourner à la vie ordinaire mais vous savez que ce n’est qu’un jeu social que jouez et qu’il ne faut pas le prendre trop sérieusement.

Mais ce qui est si intéressant c’est que le dernier Lacan va encore plus loin dans ce chemin libéral et renonce à son idée de transgression violente et dans les dix derniers années de son enseignement, son idée de la fin de la cure n’est plus celle de la traversée du fantasme, mais celle de l’identification au symptôme. ici c’est très clair, je peux vous lire des citations dans le texte où il ne cesse de le dire, par exemple celle-ci : « on ne doit pas pousser une analyse trop loin, quand le patient pense qu’il est heureux de partir, cela suffit. » vous saisissez cette idée : ne menez pas la chose a terme, trouvez un compromis qui sera un peu moins douloureux, et selon les propres termes de Lacan : rendez lui la vie un peu plus facile.

Donc Lacan oscille entre ces deux versions, la première : osez vous confronter à la vérité, risquez tout, ignorez les conséquences, ne vous souciez pas de guérir, la guérison viendra d’elle-même. Au fond c’est une idée, à mon avis très naïve, je dirai pré-hégélienne, par rapport a la Phénoménologie de l’esprit, et c’est curieux de trouver ça chez Lacan, parce qu’il y a encore la trace du Grand Autre : « prends soin de toi et dieu te protégera ».

Dans le dernier Lacan, pour le dire simplement, cela devient : « non laissez tomber la vérité, soyez modeste, supportez la souffrance et réaménagez un peu vos symptômes, c’est tout ce que vous pouvez faire ».

Ce que fait Miller depuis quelques années c’est de développer ce discours d’une manière brutale.

D’abord il prétend que le message de Lacan est de rejeter la vérité symbolique pour se tourner vers la jouissance comme seul réel. La position de Miller est : « soyez conscient que toute parole n’est que semblant la seule chose qui compte c’est la jouissance ». C’est une vision hédoniste libérale qui se résume à « la seule chose que vous pouvez faire c’est trouver votre mode de jouissance » ici, il s’oppose à la science et à la psychiatrie et affirme que la science ne vous offre pas cette liberté, elle veut au contraire vous prescrire votre façon d’être libre, ou de jouir. C’est une position cynique qui enjoint : « ne comptez sur personne d’autre que vous-même pour formuler l’idiosyncrasie de votre jouissance ».

Je vous lis une citation de très mauvais goût, oui de Miller : « la psychanalyse révèle les idéaux sociaux dans leur nature de semblant par rapport au réel qui est le réel de la jouissance ». C’est la position cynique qui consiste à dire que la jouissance est la seule chose qui soit vraie.

Ainsi le psychanalyste occupe la place de l’ironiste, prenant soin de ne pas intervenir dans le champ politique, il fait en sorte que les semblants restent à leur place, s’assurant que le sujet, par ses soins, ne les prend pas pour du réel. C’est une lecture des non dupes errent qui se résume a dire que si le sujet veut se soustraire à ses semblants, les choses vont mal tourner pour lui.

« Ceux qui ne s’aperçoivent pas que la science s’appuie sur des semblants et qu’elle se fonde sur le discours arbitraire du maître, ceux-là sont des « bad boys ». C’est Miller qui dit ça. Encore une citation: « dans le domaine politique le psychanalyste ne peut pas proposer de projets il ne peut que se moquer des projets des autres…./…il faut maintenir l’illusion du pouvoir pour que chacun puisse continuer à jouir, il ne faut pas s’attacher à l’inconsistance du pouvoir mais la considérer comme nécessaire » Nous avons le même cynisme que Voltaire qui assure que Dieu est une invention qu’il est nécessaire de maintenir pour assurer la paix sociale. Il n’y aurait donc pas de société sans répression, sans identification et au-dessus de tout, sans routine. C’est du pur hédonisme conservateur.

Encore une citation de Miller : « il y a des questions qu’il ne faut pas poser… (mon dieu un psychanalyste qui dit une chose pareille !)… si vous tournez la tortue sociale sur le dos vous ne pourrez pas la remettre à l’ endroit ». Une assertion typiquement conservatrice, c’est malheureusement la position de Miller aujourd’hui!

Contre cette idée cynique hédoniste d’un sujet qui ne veut pas bousculer les semblants par peur du chaos, j’affirme — et je suis choqué que Miller n’est pas compris cela — vous voyez à quel point Lacan avait raison lorsqu’il affirme « l’inconscient c’est le politique ». Même lorsque nous débattons de l’inconscient nous faisons passer un jugement politique , je ne suis pas totalement opposé à cette idée de « construire sa propre idiosyncrasie de la jouissance » mais j’affirme que Miller a totalement tort de relier cette injonction à l’ordre politico-libéral parce que justement le capitalisme ne permet pas cette diversité de « mode de jouir » et au contraire tend à nous standardiser toujours d’avantage.

C’est pourquoi j’affirme que Miller a totalement tort, vous savez lorsqu’il a mis en branle ce grand mouvement contre la standardisation et la subordination de la psychanalyse au contrôle d’état. Il m’a demandé plusieurs fois de faire des interventions pour supporter son mouvement. Désolé mais le problème c’est qu’il inscrit directement ce mouvement dans une position de droite néolibérale. Derrière cette idée de l’état totalitaire qui veut décider qui est malade ou non, comment il faut être heureux etc. ce qu’il ne voit pas c’est la contradiction inhérente a son idéologie libérale. En même temps qu’il s’oppose à la standardisation il prône une idiosyncrasie de la jouissance qui ne doit pas déranger l’ordre social, c’est-à-dire, tout compte fait, une idiosyncrasie prescrite et standardisée. Derrière la multitude apparente des idiosyncrasies, se cache une horrible uniformité.

Mon dernier point, crucial théoriquement: la notion de jouissance et de réel qu’a Miller est totalement fausse en termes lacaniens. Entre le réel et le semblant, Lacan a toujours affirmé que le cynisme est une fausse position, parce que le réel n’est pas juste derrière, caché par le semblant, c’est le réel du semblant. Si vous détruisez le semblant vous perdez aussi le réel. Ça me rappelle cette blague d’Alphonse Allais: « regardez cette fille, quelle honte ! Sous ses habits elle est totalement nue ! » C’est ça le réel !

En d’autres termes, Lacan n’est pas cynique, parce que le cynisme consiste à croire que les apparences ne sont que des apparences alors que l’objet de la psychanalyse c’est d’être conscient que le réel c’est le réel des apparences, le réel n’est pas caché par les apparences, il est inclus dans ces apparences.
La lecture cynique de Miller des « non dupes errent » c’est: « je sais que tout n’est qu’illusion et j’accepte cyniquement le spectacle social » Mais ce n’est pas ce que voulait dire Lacan, au contraire, pour Lacan les « non dupes errent » ça s’adresse aux cyniques qui ne voient pas que le réel est inclus dans les apparences.

Politiquement parlant, si vous adoptez cette position vous devez rejeter la position individualiste hédoniste et comprendre que le champ social ne s’oppose pas au réel du sujet, mais que le réel du sujet s’inscrit lui-même dans le champs social. Miller est tombé dans ce que je considère le plus horrible des scepticismes postmoderne qui est une attitude ontologiquement contre-révolutionnaire qui se résume ainsi : « bien que le monde soit injuste et pas parfait, tout projet de changement n’est qu’une pure abstraction métaphysique qui ne changera rien » La beauté de cette position, bien entendu, c’est que bien qu’elle soit réactionnaire, elle apparaît encore plus radicale que la critique radicale. La vraie réponse Lacanienne ici, je crois, c’est que si vous posez le réel à l’intérieur du symbolique, en tant que son vide et son inconsistance, je pense que c’est là le plus grand achèvement de Lacan, le réel n’est pas un au-delà inaccessible, le réel c’est ce qui dans le symbolique ne se symbolise pas. Si vous le mettez dans ce sens-là, il ne s’agit pas de construire une société utopique idéale mais au moins vous pouvez radicalement changer l’ordre des apparences, vous pouvez radicalement restructurer l’ordre des apparences.

Bien sur les apparences sont des semblants, mais ici encore Lacan est un génie si vous le lisez de près, pour lui le réel est aussi un semblant de réel. Je suis désolé mais vous pouvez démystifier le pouvoir, vous pouvez radicalement améliorer la démocratie, et le « secret de Miller » dans une véritable démocratie peut être partagé par tous, c’est-à-dire une démystification du pouvoir qui n’aurait rien d’un privilège, réduit juste à une fonction comme une autre. La démocratie est un bel exemple de comment le réel pourrait s’intégrer dans l’ordre symbolique !

Voila le choix de la psychanalyse aujourd’hui : soit elle se laisse prendre dans ce capitalisme cynique hédoniste dans le genre « je suis contre la peine de mort, mais pour l’instant il est préférable de la conserver » — oui il y a des analystes qui pensent des choses pareilles ! — ou bien vous savez, vous pouvez avoir un moment d’héroïsme, d’accord c’est du semblant, mais c’est du semblant avec du réel dedans… Lacan l’a dit, tous les semblants ne se valent pas, ils ne sont pas tous identiques en tant que semblants… Désolé d’avoir été un peu long mais c’est ma nature!

Retranscription des dix dernières minutes d’une conférence donnée par Slavoj Žižek à Birbeck le 23 mars 2011, et qui s’écoute ici =) « http://backdoorbroadcasting.net/archive/audio/2011_03_23/2011_03_23_SlajovZizek_Masterclass_day1_talk.mp3 »

source: http://cdsonline.blog.lemonde.fr/2011/08/31/linconscient-cest-la-politique/

L’inconscient c’est la politique (une suite…)

Le texte ci-dessous fait suite à la conférence donnée par Slavoj Žižek à Birbek le 23 mars 2011, disponible ci-dessous =)

En préambule, je voudrais préciser que critiquer la position actuelle de Jacques-Alain Miller ne correspond pas à une attaque ad hominem.
Ma lecture n’a rien à faire avec le registre sentimental, et mes réflexions ne s’inscrivent pas dans une quelconque querelle de factions ou d’écoles.

Jacques-Alain Miller m’a permis de comprendre beaucoup de choses chez Lacan, il a largement contribué à éclairer des concepts qui étaient longtemps restés obscurs pour moi. En tant que foncièrement « légitimiste » a priori, j’ai même fait partie des soutiens de Jacques-Alain Miller, jusqu’au moment où, choisissant d’exporter massivement les concepts de la psychanalyse dans les eaux troubles des médias, il l’a faite dériver (aux deux sens du terme) de son combat, du combat de la psychanalyse telle qu’en parlent Freud et Lacan.
Nous y reviendrons…

Certains psychanalystes, se réclamant de la « clinique », se montrent plus souvent qu’à leur tour suspicieux vis à vis des spéculations théorico-politiques de la psychanalyse, ils avancent volontiers l’idée que la psychanalyse serait d’abord et en premier lieu une clinique, et que le reste de la théorie ne serait qu’une sorte développement « intellectuel » éloignée de l’essentiel de la cure, de sa « praxis » au quotidien…

Malgré le petit effet de vérité qu’il y a là-dedans, je crois que c’est une erreur de perspective. En psychanalyse, il n’y a pas d’abord la clinique et ensuite la théorie, même s’il est indéniable que la théorie naît de la clinique et qu’elle se met au service de la clinique pour en éclairer la pratique, les deux dimensions sont en vérité inextricables, elles sont prises dans une tension dialectique, tout simplement parce que la cure psychanalytique ne peut pas être dissociée des conditions sociales dans laquelle elle s’exerce. Le sujet de la psychanalyse étant un sujet historique.

Et aussi parce qu’en psychanalyse, la théorie est toujours simultanément la théorie de l’échec de la psychanalyse, des conditions de possibilité et d’impossibilité sociales de la psychanalyse, le Malaise dans dans la civilisation décrit par Freud n’est pas une « extension intellectuelle » plus ou moins superflue des applications pratiques, concrètes et cliniques de la psychanalyse, mais c’est de l’identité-même de la psychanalyse qu’il s’agit, son Grund, là où se saisit sa véritable essence, la psychanalyse ce n’est pas seulement le divan, la psychanalyse c’est d’abord et avant tout une pensée.

Qui plus est la pensée la plus critique, la plus révolutionnaire, la plus subversive qui soit…

Slavoj Žižek fait donc subir à Jacques-Alain Miller une lecture critique radicale, ce qui l’amène à conclure que le gendre de Lacan — son héritier testamentaire légal ! — occupe de fait — et contre toute attente (« je suis choqué que Miller n’ait pas compris cela« …) — une position de « cynique hédoniste », pratiquant même un « pur hédonisme conservateur » ayant choisi pour horizon « l’ordre politico-libéral »…

Žižek va même jusqu’à déclarer « Miller est tombé dans ce que je considère le plus horrible des scepticismes postmoderne qui est une attitude ontologiquement contre-révolutionnaire qui se résume ainsi : « bien que le monde soit injuste et pas parfait, tout projet de changement n’est qu’une pure abstraction métaphysique qui ne changera rien » puis, déployant la logique psychanalytique jusqu’à ses ultimes conséquences, Žižek porte l’estocade : « Mon dernier point, crucial théoriquement: la notion de jouissance et de réel qu’a Miller est totalement fausse en termes lacaniens. Entre le réel et le semblant, Lacan a toujours affirmé que le cynisme est une fausse position, parce que le réel n’est pas juste derrière, caché par le semblant, c’est le réel du semblant. Si vous détruisez le semblant vous perdez aussi le réel. Ça me rappelle cette blague d’Alphonse Allais: « regardez cette fille, quelle honte ! Sous ses habits elle est totalement nue ! » C’est ça le réel !
En d’autres termes, Lacan n’est pas cynique, parce que le cynisme consiste à croire que les apparences ne sont que des apparences alors que l’objet de la psychanalyse c’est d’être conscient que le réel c’est le réel des apparences, le réel n’est pas caché par les apparences, il est inclus dans ces apparences. »

En quoi la position « cynique », « l’hédonisme conservateur », ou le fait de prendre pour horizon l’ordre « politico-libéral » de nos sociétés du capitalisme tardif est-il foncièrement antagoniste à la théorie psychanalytique telle qu’elle a été initiée par Freud et portée jusqu’à son acmé logique par l’enseignement de Lacan?

Comme l’a développé Žižek par ailleurs, c’est que le « retour à Freud » de Lacan avait été précédé d’un premier « retour à Freud », opéré par la TCS (Théorie Critique de la Société) de l’École de Francfort, où fut critiquée de manière extrêmement bien argumentée (notamment par Adorno) l’amnésie qui dès les années trente était déjà en train de recouvrir le noyau subversif de la pensée freudienne…

Les théoriciens de l’École de Francfort ont voulu réaffirmer (entre autres) ce qu’avait découvert Freud lui-même, à savoir que les conditions sociales de la psychanalyse — c’est à dire le genre de société dans laquelle le sujet est appelé à vivre ! — sont indissociables de la cure elle-même, mais pas selon n’importe quel protocole !

Dans une société du capitalisme avancé comme la nôtre par exemple, l’idéologie — sous-jacente, déniée, et néanmoins omniprésente ! — du « libéralisme », qui s’exprime dans l’injonction surmoïque « JOUIS! », se branche directement sur le « ça » du sujet, « court-circuitant » ainsi le moi, qui ne peut plus faire son office de médiation…
(Le « narcissisme » des contemporains du capitalisme globalisé peut donc être perçu comme une défense, l’envers de leur aliénation — insconsciente — au « système » capitaliste…)

Avec un peu d’humour on pourrait dire que du temps de Freud, le Surmoi faisait plutôt équipe avec le Moi pour réprimer les pulsions du Ça, tandis qu’aujourd’hui, dans nos sociétés « libérales-hédonistes » le Surmoi sollicite directement la complicité du Ça pour priver le Moi de toute médiation critique…
D’où le narcissisme de masse des contemporains du capitalisme tardif qui s’imaginent toujours que « l’autre » va leur piquer leur jouissance, alors que le problème avec cette jouissance, c’est plutôt de ne pas pouvoir s’en défaire!

Essayons de décrire en quoi l’imposture cynique qui en découle est une impasse…

Profite ! Éclate-toi ! Qu’est-ce que tu attends, imbécile?
JOUIS !
Ça veut dire que JOUIR est une obligation.
Si tu ne jouis pas c’est MAL, tu n’es pas normal !
L’injonction est paradoxale dans la mesure où elle est inhibante. Elle te met dans une position de culpabilité, sans que tu ne puisse vraiment savoir au juste de quoi tu es coupable, comme dans les romans de Franz Kafka…

Sois aussi rusé que les autres, adapte-toi, tire ton épingle du jeu, c’est « chacun sa mère » comme on disait à Marseille dans les années 80… La véritable solidarité, l’engagement politique authentique et passionné, c’est bon pour les gogos, tu n’as qu’à donner le change avec tes déclarations, et puis de l’autre côté faire ce qui te plaît, être anti-Sarko voilà une solution « qu’elle est bonne » (Coluche represent 🙂 ça ne t’engage pas beaucoup, tout le monde — ou presque! — se déclare anti-Sarkozy…

Pratiquer (sous l’injonction d’un Surmoi dénié) de « petits arrangements avec la vérité », pour finalement mettre la vérité elle-même au service du mensonge, voilà une caractéristique de la (im)posture cynique… (à ne pas confondre avec le kynisme de Diogène, dont elle n’est qu’une dérive perverse — Peter Sloterdijk a écrit un très bon livre là-dessus, en 1983: Critique de la raison cynique.)

Lacan n’est jamais cynique, réaffirmant toujours que le cynisme est une fausse position…
Il y a dans la très belle lecture que fait Žižek de Lacan une clé pour comprendre son fameux : « Plus on est de saints, plus on rit, c’est mon principe, voire la sortie du discours capitaliste, – ce qui ne constituera pas un progrès, si c’est seulement pour certains. »

En retournant nous-mêmes à ce premier « retour à Freud », on constate qu’Adorno y apporta une contribution décisive, s’élevant déjà par un tour dialectique magistral contre le révisionnisme analytique des lectures laxistes de Freud qui favorisent l’amnésie où se perd progressivement la dimension radicale de la découverte freudienne, son noyau subversif « insupportable ».

La première grande scission au sein de la TCS (Théorie Critique de la Société) fut d’ailleurs marquée par l’exclusion d’Erich Fromm, soumis à la critique radicale d’Adorno et de Marcuse notamment. Le courant révisionniste néo-freudien (dont Fromm était un représentant « en vue ») tentait de socialiser Freud de manière excessive en domestiquant l’inconscient par l’atténuation artificielle des tensions fondamentales et irréductibles entre le Moi — structuré en accord avec les valeurs sociales — et les impulsions inconscientes qui s’y opposent.

Or cette « mise en tension » est précisément ce qui confère à la théorie freudienne son potentiel critique inaliénable.

Gardons en mémoire que la psychanalyse est née dans l’Europe du XIXe siècle, dans une société bourgeoise et réifiée, où les rapports immédiats entre les hommes étaient plus que rares, chaque homme se réduisant essentiellement à être un atome social, n’y incarnant que la « fonction » d’un groupe, et les « processus psychologiques » n’étaient absolument pas déterminants dans le processus social.

Or en s’en tenant au strict domaine de la psychologie individuelle, sans y importer de facteurs sociologiques extérieurs, Freud est arrivé au point où la psychologie se voit mise en faillite, où elle trouve son point limite, comme on peut le lire dans son livre La psychologie des foules (qui doit une fière chandelle à Gustave Lebon)…

Mais ne digressons pas trop. Ce que découvre Freud, donc, c’est que les hommes et les femmes qui arrivent dans son cabinet sont littéralement « malades de leur époque« , il décèle à les écouter que leur Moi, qui se constitue comme un moment de médiation entre le jeu des forces psychiques et la réalité extérieure, impose des restrictions à leurs pulsions, et que la réalité sociale, réifiée et aliénée, inflige à ses patients des renoncements qu’ils ne peuvent pas accepter rationnellement et consciemment…

Adorno soulève à ce propos une première contradiction inhérente à la théorie freudienne: comment « le Moi (qui) doit être en tant que conscience le contraire du refoulement, (peut-il être à la fois)— autant qu’il est lui-même inconscient — l’instance du refoulement »?

Pour le dire vite, la psychanalyse se sort de cette impasse dans sa pratique thérapeutique paradoxale où les mécanismes de défense sont tour à tour brisés et renforcés: dans les névroses, où le Surmoi est trop fort et le Moi fort, il s’agit de vaincre la résistance, et dans les psychoses ou le Surmoi est trop faible, il s’agit de le renforcer… « La fin de l’analyse — le caractère contradictoire de cette fin — reproduit l’antagonisme social, l’opposition entre les demandes de l’individu et celles de la société. » (Slavoj Žižek)

C’est là qu’il ne faut pas manquer le geste décisif des penseurs de l’École de Francfort, la TCS ne vise en aucun cas à tenter de résoudre de manière artificielle cette contradiction, que ce soit dans le sens du « libéralisme » qui affranchirait les potentiels pulsionnels, ni de la résignation à la nécessité du refoulement au nom des valeurs « supérieures » de la culture, et encore moins par le biais d’un compromis qui donnerait la « juste mesure » du refoulement…

Cette contradiction théorique est la marque indélébile de l’antagonisme social effectif.

Là est le noyau critique décisif de la pensée freudienne, ce dont Lacan a déployé la logique avec le brio, la brillance, le génie et l’implacabilité qu’on sait…

Avant Lacan donc, la TCS par l’intermédiaire notamment de Russell Jacoby « tient Freud pour un penseur non-idéologique et pour un théoricien des contradictions que ses successeurs essaient d’esquiver et qu’ils essaient de masquer. En ce sens, Freud était un penseur bourgeois « classique » tandis que les révisionnistes sont des idéologues « classiques ». « La grandeur de Freud » écrit Adorno « consiste comme chez tous les penseurs bourgeois radicaux, à laisser de telles contradictions non-résolues et à refuser la prétention à l’harmonie systématique là où la chose est en elle-même déchirée. Il découvre le caractère antagoniste de la réalité sociale. »

La TCS n’est donc pas à ranger, sans y faire trop attention, sous l’étiquette commode « freudo-marxiste« , car dès le début Adorno dénonce toute tentative théorique de trouver à priori un langage commun au matérialisme historique et à la théorie analytique (comme s’il existait une passerelle toute faite et de facto praticable entre les rapports sociaux objectifs et la souffrance de l’individu!) Au contraire, Adorno défend l’idée que l’impossibilité de cette synthèse théorique est l’indice incontournable de « la querelle réelle entre le particulier et l’universel« 

Lacan lui se réclame de l’héritage freudien ET marxien, ce que j’avais essayé de le résumer un peu là =)

Pour conclure et se faire une idée par soi-même, il suffit de se brancher un peu sérieusement sur La troisième pour entendre ce que Lacan a en tête lorsqu’il dit « L’inconscient, c’est la politique« .
Une bonne douzaine de lectures et une écoute attentive permettent de saisir de manière décisive en quoi:
1/ le sujet de la psychanalyse, qui est le sujet du cogito, est aussi un sujet historique
2/ la clinique psychanalytique, les conditions de la réussite ou de l’échec de la cure sont effectivement indissociables du contexte social dans lequel elle a lieu, et Lacan lui-même apparaît tout autant « freudien » que « marxien » dans l’extrême rigueur qui est la sienne
3/ le fait que Lacan, par son attitude même, condamne le cynisme implique que le destin de la psychanalyse n’est certainement pas de devenir un fond de commerce parmi d’autres fonds de commerce de l’économie capitaliste
4/ et si la question à se poser aujourd’hui pour quiconque « s’autoriserait de lui-même et de quelques autres » n’était pas: « que dit Jacques-Alain Miller de Lacan »? mais bien plutôt: que dirait Lacan de ce que dit Jacques-Alain Miller de lui aujourd’hui? De la manière dont Jacques-Alain Miller le (re)présente, utilise son nom, son image? Cette manière de faire — notamment en diluant les concepts psychanalytiques dans les eaux marécageuses des médias — va t-elle VRAIMENT dans le sens (exprimé par exemple dans La troisième) de la pensée et de la pratique psychanalytiques telles que déployées par Jacques Lacan?