Archive for the ‘Pier Paolo PASOLINI’ Category

PASOLINI: Fascisme et Société de Consommation

dimanche, novembre 29th, 2015

 

https://www.youtube.com/watch?v=PtZCcwScGBE

PASOLINI: « Le discours des cheveux »

dimanche, octobre 18th, 2015

Le cycle s’est accompli; la sous-culture du pouvoir a absorbé la sous culture de l’opposition et l’a faite sienne: avec une diabolique habileté, elle en a patiemment fait une mode qui, si on ne peut pas la déclarer fasciste au sens propre du terme, est pourtant bel et bien de pure «extrême droite».

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O ciclo <se fechou <tá acabado; a subcultura do poder absorveu a subcultura da oposição e a tomou pra si como sua: e com uma <habilidade <destreza diabólica, ela pacientemente transformou isso em moda, que se não dá pra declará-la fascista no sentido próprio do termo, é todavia efetivamente coisa de pura ‘extrema direita’.

Pier Paolo PASOLINI,

Écrits CorsairesLe discours des ‘cheveux’, 1973.

(em tradução livre por <difrações)

Le « discours » des cheveux (1973)

La première fois que j’ai vu des chevelus, c’était à Prague : dans le hall d’un hôtel où j’étais descendu, sont entrés deux jeunes étrangers portant les cheveux jusqu’aux épaules. Ils ont traversé le hall, gagné un coin un peu à l’écart et se sont assis à une table. Ils sont restés assis un petite demi-heure, observés par les clients, dont j’étais; puis ils sont partis. Que ce soit alors qu’ils fendaient la foule attroupée dans le hall ou lorsqu’ils étaient assis dans leur coin à l’écart, il n’ont pas dit un mot (peut-être – encore que je ne m’en souvienne pas – se sont-ils chuchoté quelque chose : mais, je pense, quelque chose de rigoureusement pratique, d’inexpressif).

En effet, dans cette circonstance particulière – qui était entièrement publique, ou sociale et, dirais-je même, officielle – ils n’avaient pas besoin de parler; leur silence était rigoureusement fonctionnel. Et il l’était simplement, parce que parler était superflu. Ces deux jeunes gens se servaient, pour communiquer avec les personnes présentes, les observateurs – leurs frères de ce moment là – d’un autre langage verbal traditionnel et le rendait superflu – en trouvant d’ailleurs immédiatement place dans l’ample domaine des «signes» dans le cercle de la sémiologie – c’était le langage de leurs cheveux.

Un seul élément – précisément la longueur de leurs cheveux tombant sur les épaules – contenait en lui tous les signes possibles d’un langage articulé. Mais quel était donc le sens de leur message silencieux et purement physique ?
Le voici : «Nous sommes deux chevelus. Nous appartenons à une nouvelle catégories humaine qui fait en ce moment son apparition dans le monde, qui a son centre en Amérique, et qui , en province (comme par exemple – et même surtout – ici à Prague), est inconnue. Nous constituons donc pour vous une apparition. Nous exerçons notre apostolat, déjà pleins d’un savoir qui nous comble et nous dépouille totalement. Nous n’avons rien à ajouter oralement et rationnellement à ce que nos cheveux disent physiquement et ontologiquement. Le savoir dont nous sommes remplis sera un jour également vôtre, et notre apostolat y aura sa part. Pour l’heure, c’est une nouveauté, une grande nouveauté qui, avec le scandale qu’elle suscite créé dans le monde une attente. Elle ne sera pas trahie. Les bourgeois ont raison de nous regarder avec haine et terreur, car ce en quoi consiste la longueur de nos cheveux les conteste radicalement. Mais qu’ils ne nous prennent pas pour des gens mal élevés ou sauvages : nous sommes bien conscients de nos responsabilités. Nous ne vous regardons pas, nous demeurons réservés. Faites de même vous aussi, et attendez les évènements.»
Je fus le destinataire de cette communication; je sus tout de suite la déchiffrer : ce langage privé de lexique, de grammaire et de syntaxe, on pouvait l’apprendre immédiatement, et puis, sémiologiquement parlant, ce n’était qu’une forme de ce «langage de la présence physique» que les hommes savent employer depuis toujours.
Je compris et j’éprouvais une immédiate antipathie pour ces deux jeunes gens.
J’ai, par la suite, dû ravaler mon antipathie et défendre les gens à cheveux longs contre les attaques de la police et des fascistes : j’étais naturellement, par principe, du coté du Living theatre, des Beats, etc., et le principe qui me faisait me tenir à leurs cotés était un principe rigoureusement démocratique.
Les chevelus devinrent assez nombreux – comme les premiers chrétiens : mais ils continuent à être mystérieusement silencieux; leurs cheveux longs étaient leur seul vrai langage et il leur importait peu d’ajouter quoi que ce soit d’autre. Leur parler coïncidait avec leur être. L’indicible était l’ars rhetorica de leur protestation.
Mais ces gens à cheveux longs des années 1966-1967, que disaient-ils donc dans le langage inarticulé que constituait le signe monolithique de leurs cheveux ?
Ils disaient ceci : «La société de consommation nous dégoûte. Nous nous insurgeons radicalement. De par notre refus, nous créons un anticorps de cette société. Tout semblait aller pour le mieux, hein ? Notre génération devait être une génération de gens intégrés ? Eh bien, voilà ce qu’il en est en réalité ! Nous opposons notre folie à un destin d’ «executives». Nous créons de nouvelles valeurs religieuses dans l’entropie bourgeoise, et cela au moment même où elle allait devenir totalement laïque et hédoniste. Cela, nous le faisons avec une vigueur et une violence révolutionnaire (violence de non-violent !), parce que notre critique de la société est totale et intransigeante.»
Je ne pense pas que, si on les avait interrogés selon le système traditionnel du langage verbal, ils auraient été capables d’exprimer d’une manière aussi cohérente la sémantique de leurs cheveux : il n’en demeure pas moins que c’est cela qu’en substance ils exprimaient. Pour ma part, bien que j’aie dès lors soupçonné que leur «système de signes» était le produit d’une sous-culture de pouvoir, et que leur révolution non marxiste était suspecte, j’ai continué durant quelque temps à être de leur coté, en les incorporant aux éléments anarchiques de mon idéologie.
Le langage de ces cheveux exprimait, même indiciblement, des «choses» de gauche. Peut être même de nouvelle gauche, cette tendance née dans l’univers bourgeois (dans une dialectique créée peut-être artificiellement par l’esprit qui règle, en dehors de la conscience des pouvoirs particuliers et historiques, le destin de la bourgeoisie).
Et vint 1968. Les chevelus furent absorbés par le mouvement étudiant; ils s’agitèrent sur les barricades avec des drapeaux rouges. Leur langage exprima de plus en plus de «choses» de gauche (Che Guevara avait les cheveux longs, etc.).
En 1969 – avec le massacre de Milan, la mafia, les émissaires des colonels grecs, la complicité des ministres, le complot noir, les provocateurs – les gens à cheveux longs avaient énormément grandi en nombre : quoiqu’ils ne fussent pas encore numériquement majoritaires, ils l’étaient pourtant à cause du poids idéologique qu’ils avaient pris. Maintenant, ils n’étaient plus silencieux : ils ne déléguaient plus au système par signes de leurs cheveux leur entière capacité de communication et d’expression. Au contraire, la présence physique des cheveux prenait, d’une certaine façon, une autre valeur. L’usage traditionnel du langage verbal était de nouveau entré en fonction. Je ne dis pas «verbal» par pur hasard. Au contraire, je le souligne. On a beaucoup parlé de 68 à 70 ! A tel point que l’on pourra s’en passer pendant quelques temps.; on a donné libre cours au verbalisme; et le verbalisme est devenu le nouvel ars rhetorica de la révolution (gauchisme, maladie verbal du marxisme !).
Bien que les cheveux longs – réabsorbés dans la furie verbale – ne parlassent plus d’une façon autonome à des destinataires déconcertés, je trouvais malgré tout la force d’aiguiser mes capacités de décodage et dans le fracas, je cherchai à me mettre à l’écoute du discours silencieux et évidemment ininterrompu de ces cheveux toujours plus longs.
Que disaient-ils, eux, à ce moment là ? Ils disaient : «Oui, c’est vrai… nous disons des choses de gauche; notre signification – même si elle ne fait qu’épauler celle des messages verbaux – est une signification de gauche… Mais… Mais…»
Le discours des cheveux s’arrêtait là : il me fallait le compléter tout seul. Par ces «mais… mais…», ils voulaient évidemment dire deux choses : «1) Notre inéffabilité est de jour en jour plus irrationnelle et pragmatique : la prééminence que nous accordons silencieusement à l’action a un caractère sous-culturel, et donc, au fond, de droite. 2) Nous avons aussi été adoptés par les provocateurs fascistes qui se mêlent aux révolutionnaires verbaux (pourtant le verbalisme peut aussi pousser à l’action, surtout quand il en fait un mythe) : nous sommes un masque parfait, non seulement d’un point de vue physique – notre façon désordonnée de flotter fait se ressembler tous les visages – mais aussi d’un point de vue culturel : en effet, on peut très facilement confondre une sous-culture de droite avec une sous-culture de gauche.»
Je compris en somme que le langage des cheveux n’exprimait plus des «choses» de gauche, mais bien quelque chose d’équivoque, de droite-gauche, qui rendait impossible la présence des provocateurs.
Il y a une dizaine d’années, je pensais qu’un provocateur était pratiquement inconcevable (à moins qu’il n’ait été un très bon acteur) parmi nous, de la génération précédente : oui sa sous-culture se serait distinguée, même physiquement, de notre culture. Nous l’aurions tout de suite démasqué et traité comme il le méritait. Cela n’est plus possible aujourd’hui; personne au monde ne pourrait distinguer à son aspect physique un révolutionnaire d’un provocateur. La droite et la gauche ont physiquement fusionné.
Et nous sommes arrivés à 1972.
Au mois de septembre, j’étais à Isfahan, au cœur de la Perse : pays sous-développé, comme on dit horriblement, mais, comme on dit tout aussi horriblement, en plein essor.
Sur l’Isfahan d’il y a dix ans – l’une des plus belles villes du monde, sinon la plus belle – est née une Isfahan nouvelle, moderne et très laide. Dans ses rues, vers le soir, on peut voir, travaillant ou se promenant, les mêmes jeunes filles qu’il y a dix ans en Italie : des enfants dignes et humbles, avec de belles nuques et de beaux visages limpides sous d’innocents et fiers toupets. Et voilà qu’un soir où je marchais dans la rue principale de la ville, je vis, parmi tous ces gosses de jadis, très beaux et pleins de l’antique dignité humaine, deux êtres monstrueux : ce n’était pas vraiment des chevelus, mais leurs cheveux étaient coupés à l’européenne, longs derrière, courts sur le front, rendus filasses par le peigne et plaqués artificiellement autour du visage par deux mèches hideuses au-dessus des oreilles.
Que disaient donc leurs cheveux ? ils disaient : «Nous ne faisons pas partie de ces crève-la-faim, de ces misérables sous-développés qui en sont restés à l’âge des barbares ! Nous, nous sommes employés de banque, étudiants, fils de gens enrichis dans les sociétés pétrolières; nous sommes allés en Europe, nous avons lu ! Nous sommes des bourgeois : et nos cheveux longs témoignent de notre modernité internationale de privilégiés !»
Donc ces cheveux longs renvoyaient à des «choses» de droite.
Le cycle s’est accompli; la sous-culture du pouvoir a absorbé la sous culture de l’opposition et l’a faite sienne : avec une diabolique habileté, elle en a patiemment fait une mode qui, si on ne peut pas la déclarer fasciste au sens propre du terme, est pourtant bel et bien de pure «extrême droite».
Je conclurai amèrement; les masques répugnants que les jeunes se mettent sur le visage, et qui les rendent aussi horribles que les vieilles putains d’une iconographie injuste, recréent objectivement dans leur physionomie ce qu’ils ont condamné à jamais – mais uniquement en paroles. Ils ont dénoncé les vieilles trognes de prêtres, de juges, d’officiers, de faux anarchistes, d’employés bouffons, d’avocassiers, de Don Ferrante, de mercenaires, escrocs et de bien-pensants canailles; et la condamnation radicale et sans discernement qu’ils ont prononcée contre leurs pères, en dressant devant eux une barrière infranchissable, a fini par les isoler et les empêcher de développer, avec leurs pères un rapport dialectique – même dramatique et passionné – qu’ils auraient pu avoir une réelle conscience historique d’eux mêmes et aller de l’avant, «dépasser» leurs pères. Au contraire, l’isolement dans lequel ils se enfermés – comme dans un monde à part, un ghetto réservé à la jeunesse – les a rivés à leur réalité historique; ce qui a impliqué – fatalement – une régression. Car, en vérité, ils sont allés plus loin en arrière que leurs pères, en ressuscitant dans leurs âmes des terreurs des conventions et des misères qui semblaient à jamais dépassés.
Maintenant, voici ce qu’ils disent, les cheveux longs, dans leur langage inarticulé et possédé de signes non verbaux, dans leur douteuse apparence de motif d’icône : les «choses» de la télévision, ou des réclames pour les biens de consommation, dans lesquelles il est désormais absolument inconcevable de présenter un jeune qui n’ait pas les cheveux longs; le fait est qu’aujourd’hui, cela paraitrait scandaleux au pouvoir.
J’éprouve un immense et sincère déplaisir (et même un véritable désespoir) à le dire : désormais des milliers et des milliers de visages de jeunes Italiens ressemblent de plus en plus à celui de Merlin. La liberté qu’ils prennent de porter les cheveux comme ils le veulent n’est plus défendable, parce que ce n’est plus une liberté. Le moment est plutôt venu de dire aux jeunes que leur façon de se coiffer est horrible, parce que servile et vulgaire. Plus, le moment est venu pour eux de s’en apercevoir et de se libérer de la préoccupation coupable de se conformer à l’ordre dégradant de la horde.

Corriere della sera, 7.01.1973

Pier Paolo PASOLINI,

Écrits corsaires, Paris, Flammarion, 1976, pp. 25-33

VASSORT: Sade et l’esprit du néolibéralisme

samedi, janvier 3rd, 2015

Théâtre de la cruauté

Sade et l’esprit du néolibéralisme

Dans ses textes sulfureux, Sade (1740-1814) annonce l’avènement de la société productiviste. Son monde reflète le mécanisme de production, avec son organisation, ses représentations, ses symboles, ses différentes formes de rationalisation qui peuvent mener à la destruction de la liberté. L’auteur construit une sorte d’économie politique de la production corporelle, dont la transposition dans le temps et dans l’espace permet déjà d’imaginer notre système économique actuel.

par Patrick Vassort, août 2007

Le livre majeur de Donatien Alphonse François de Sade est Les Cent Vingt journées de Sodome (1785). Il y est question du « monde parfait » d’une société totalitaire, que le cinéaste italien Pier Paolo Pasolini, dans son film Salò (1976), a d’ailleurs transposé en pleine débâcle de l’Italie fasciste en 1944. Imaginant un enlèvement d’individus jeunes et vieux des deux sexes, parés de tous les vices et de toutes les vertus, par un groupe de jouisseurs libertins, le marquis de Sade bâtit le « monde parfait » de la production sexuelle avec pour finalité la « jouissance absolue » (celle des libertins). Cette jouissance n’étant finalement que le fantasme et la représentation d’une productivité record, elle-même absolue.

Contemporain des débuts de l’industrialisation, Sade propose une vision plus radicale que celle des économistes physiocrates (1), ses contemporains, lesquels voyaient dans la rationalisation de l’agriculture le seul avenir de l’économie. Chez lui, le rapport au corps devient tayloriste avant Taylor (2). Car il répond aux exigences de la production sexuelle et corporelle dans le sens du plus grand rendement comme l’exige aussi la recherche névrotique du capital dans sa volonté de production, de reproduction et de développement.

Les Cent Vingt journées de Sodome font apparaître trois principales rationalisations : celle de l’espace, celle du temps, et celle du corps en tant qu’appareil de production. Trois rationalisations qui sont également à la base de l’économie politique des sociétés capitalistes.

Figure de l’espace de production : le château. Il mobilise des affects puissants ; il est le lieu des désirs, des jouissances, des plaisirs, des peurs, des refoulements, des douleurs. Il est divisé en espaces plus ou moins sacrés. Le centre de production par excellence est le grand cabinet, lieu des narrations ayant pour finalité d’évoquer des situations qui excitent les libertins, maîtres des cérémonies. Les autres pièces complètent le dispositif pour accroître la productivité sadienne et « améliorer » la relation des individus à la tâche proposée. Le cabinet est le centre où se tissent les relations, les productions et les structures sociales ; c’est là que les statuts réels se forment et que prend sens la raison d’être de chacun dans le mécanisme de production sexuelle avec ses formes de domination et de soumission.

Production industrielle du plaisir sexuel

Cette structuration spatiale, rationnelle, repose sur la dialectique inclusion-exclusion. Boudoir et château sont des lieux d’inclusion comme plus tard le seront la mine, l’usine ou le quartier d’affaires. En dehors du château, l’espace est neutre pour le lecteur. Il occulte un « ailleurs » possible, un lieu étranger à la logique productiviste sadienne.

Par cette construction spatiale, Sade élabore un monde où la seule raison d’être des individus est la recherche de ce rendement record, de l’orgasme absolu. Voilà comment il décrit un simple cachot : « Voûté, fermé par trois portes de fer et dans lequel se trouvait tout ce que l’art le plus cruel et la barbarie la plus raffinée peuvent inventer de plus atroce, tant pour effrayer les sens que pour procéder à des horreurs. Et là, que de tranquillité ! (…) Malheur, cent fois malheur à la créature infortunée qui, dans un pareil abandon, se trouvait à la merci d’un scélérat sans loi et sans religion, que le crime amusait, et qui n’avait plus là d’autre intérêt que ses passions et d’autres mesures à garder que les lois impérieuses de ses perfides voluptés. »

L’espace de vie des héros sadiens a été construit de manière à faire disparaître tout autre centre d’intérêt que celui imposé par les libertins. Il est donc organisé par et pour la production « industrielle » des plaisirs sexuels, comme l’industrie organise l’espace pour la production industrielle des biens de consommation.

Sade avait compris que le développement croissant du rendement passait par la parcellisation des tâches, qui permet l’« organisation scientifique du travail ». Construite autour d’espaces rationnellement organisés pour la production massive, qui vise à faire disparaître les autres espaces (ceux de la liberté et de l’autonomie), la société industrielle a modifié, avec sadisme pourrait-on dire, les relations de l’individu à son environnement en rationalisant celui-ci.

Mais, plus que l’espace, le temps rationalisé est, symboliquement, la marque par excellence du capitalisme. Chez Sade, l’organisation de la vie dans le château est basée sur un éternel recommencement. Structuré de manière circulaire, ce temps est périodique, un retour perpétuel à l’origine, qui ramène aux mêmes périodicités. Chaque journée fait l’objet d’une organisation rationnelle, obsessionnelle, quasi identique à la journée précédente, pour ne rien délaisser des « plaisirs » sexuels, que ces derniers reposent sur la douceur, la violence, le dégoût, l’envie, la douleur, le goût, l’odeur, l’exhibition, le regard, afin de ne rien laisser au hasard dans le mécanisme de production. Sade écrit : « Il est décidé et arrangé que les huit pucelages de cons des jeunes filles ne seront enlevés que dans le mois de décembre, et ceux de leurs culs, ainsi que deux des culs des huit jeunes garçons, ne le seront que dans le cours de janvier. » Car il convient d’irriter la volupté par l’accroissement d’un plaisir sans cesse enflammé et jamais satisfait. A ce titre, Les Cent Vingt journées de Sodome sont une longue marche dans un temps rationnel qui conduit à la productivité ultime : l’amour à mort, puisque seules seize des quarante-six personnes vont survivre aux excès de violence.

La production capitaliste repose également sur la rationalité du temps de travail. La productivité n’étant qu’un rapport entre la production et le temps. Il faut, sur un temps donné, fabriquer toujours davantage. Là est bien la philosophie du record. L’accélération de la vitesse de production des biens culturels et de consommation repose sur la baisse de qualité, sur la disparition de leur complexité et, in fine, sur la mise en domination des êtres. N’est-ce pas ce modèle d’organisation qui caractérise les flux de l’information ? N’est-ce pas le modèle de notre société du spectacle ?

La production taylorisée relève de cette même construction. La répétition des mêmes gestes, des mêmes procès de fabrication, avec ses rites, ses repos, ses reconstitutions de la force de travail, correspond à la philosophie productiviste proposée aussi par Sade. Au sein de la production capitaliste, le moment de la retraite n’est pas jugé comme une période méritée de repos, mais comme le « temps du rebut » des corps épuisés, exténués. Chez Sade, point de retraite. La fin de la productivité conduit à la mort.

Quant à la rationalisation des corps, elle devient réification, chosification. Les corps subissent une transformation imposée par les libertins. Apparition donc du corps en tant qu’appareil de production, pour répondre à des besoins à l’occasion totalitaires, et disparition du corps sensible.

Chaque orifice, mâle ou femelle, chaque creux, chaque rondeur peut faire l’objet d’un intérêt sexuel spécifique pourvu qu’il participe de l’intensification de la productivité. Sade imagine donc des personnages au physique toujours anormal, de beauté ou de laideur, de par ses dimensions ou ses déformations. La recherche d’une jouissance sans retenue, plus mécanique que sensuelle, pose la question de l’humanité au sein d’un processus rationnel qui cherche à accroître sans cesse le rendement.

Les rites de la production sadienne font du corps l’instrument d’un plaisir hypostasié, devenu marchandise. L’hybridation des organismes (greffes) ou la marchandisation du vivant, propositions éminemment sadiennes, trouvent leurs expressions modernes dans l’industrialisation du vivant au travers de la « traçabilité » du sperme congelé, de la conservation de cellules souches, ou du commerce des organes.

La production sadienne est toutefois imparfaite, frustrante, et les répétitions tayloriennes des jeux et agressions sexuelles sont, comme dans l’économie contemporaine, la marque d’un échec, celui de l’impossibilité d’atteindre un absolu. Car la conscience ou le désir de posséder plus, de réaliser une meilleure « performance » ne peut s’éteindre. Par définition, comme nous l’ont appris Sigmund Freud ou Jacques Lacan, il demeure inassouvi. Ainsi l’héroïne Justine fait-elle continuellement la découverte des plaisirs d’autrui dont elle est l’objet, mais ce plaisir se refuse toujours à elle. Et les héros des Cent Vingt journées de Sodome pratiquent, entre autres, la défécation, la sodomie ou le fouet, qui n’ont de sens que dans l’art de la multiplication des répétitions.

De l’orgasme au totalitarisme

La recherche du plus grand rendement mène inévitablement à la disparition de l’homme et de l’humanité. Le film de Nagisa Oshima, L’Empire des sens (1976), symbolise cette quête de l’absolu, de la folie et de la mort. Le dernier orgasme, le plus sublime, est obtenu par la strangulation du héros, qui demeure ainsi en érection après l’éjaculation et entraîne enfin l’orgasme recherché de sa partenaire.

La question posée par Sade est de savoir si cette organisation du travail n’annonce pas les prémices d’un totalitarisme. Souvenons-nous de ce qu’Hannah Arendt a écrit : « Le totalitarisme ne tend pas vers un règne despotique sur les hommes, mais vers un système dans lequel les hommes sont superflus. Le pouvoir total ne peut être achevé et préservé que dans un monde de réflexes conditionnés, de marionnettes ne présentant pas la moindre trace de spontanéité  (3). » Or ces « hommes superflus » ne sont-ils pas les déclassés économiques, politiques et culturels d’aujourd’hui (comme l’étaient les prisonniers des libertins dans Les Cent vingt journées de Sodome) ? Ils voient leur subjectivité niée au nom du « réalisme » économique et social, de la flexibilité, de la précarité, de l’innovation technologique, des « impératifs » budgétaires, de la compétition économique internationale ou de la nouvelle division internationale du travail. Ils sont dépouillés de leur personnalité, et réduits à l’automatisation.

Par ailleurs, petit à petit, dans cette nouvelle société, la répression n’est plus seulement policière, mais relève de l’auto-répression. Comme chez ces héros sadiens qui ne cherchent jamais à s’enfuir, et finissent par accepter la souffrance promise. Arendt encore, dans Condition de l’homme moderne, rappelle que « le dernier stade de la société du travail, la société d’employés, exige de ses membres un pur fonctionnement automatique, comme si la vie individuelle était réellement submergée par le processus global de la vie de l’espèce  (4) ».

Elle note aussi que, partout où le totalitarisme « s’est hissé au pouvoir, il a engendré des institutions politiques entièrement nouvelles, il a détruit toutes les traditions sociales, juridiques et politiques du pays ». N’est-ce pas, là encore, la première préoccupation des libertins de Sade, qui veulent faire disparaître les institutions existantes pour mieux les remplacer et mieux asseoir un pouvoir total ? Certains croient même relever des affinités avec la société capitaliste en construction…

Patrick Vassort

Maître de conférences à l’université de Caen, auteur notamment, avec Nicolas Oblin, de La Crise de l’Université française, L’Harmattan, Paris, 2005.
Voir aussi, autour du même film: http://sagwe.noblogs.org/post/2014/11/27/verraes-pasolini/

Jennifer VERRAES: Salò, Pasolini

vendredi, octobre 31st, 2014

PASOLINI / SADE : UNE LEÇON DE CHOSES

L’orgie sadienne est un tableau vivant conçu sur le modèle de l’atelier où, placé sous l’autorité d’un régisseur-contremaître, chacun accomplit son ouvrage. Dans la stricte observation des horaires et l’exécution de travaux planifiés, le groupe prend corps et la machine s’active, stérile. Sa Loi : tout se perd (ou se conserve), rien ne se transforme (rien ne se transmet). « Salò ou les 120 journées de Sodome » est un traité de pédagogie négative – où la consommation est la règle, nulle initiation n’est pensable –, un tableau mécanique destiné à l’apprentissage du seul spectateur.

Notes: